Alors que l'examen du projet de loi sur l'Enseignement Supérieur et la Recherche commence en France. Notre ministre de tutelle effectue la traditionnelle tournée médiatique visant à assurer la communication autour du projet en démontrant par avance les vertus de cette nouvelle réforme (un reviewer de papier scientifique trouverait probablement que ce genre d'évaluation avant mise en application est des plus hasardeux, mais visiblement la classe politique est de façon générale plutôt peu accordée avec la chose scientifique).
Outre réduire une nouvelle fois la question de la recherche à un simple levier économique de plus (après tout elle répond à cette interview pour les Echos), Geneviève Fioraso remet sur la table la question des rapports difficiles qu'entretien une partie de la communauté scientifique avec la propriété intellectuelle et la valorisation de la recherche publique.
Je suis plus que réservé sur l'attitude consistant à réduire la recherche à ses retombées économiques directes. Cette vision a généralement tendance à occulter de nombreux aspects des perspectives ouvertes par la recherche (comme l'éclairage sur des questions de société ou encore les retombées via la formation universitaire) mais elle s'explique par la volonté du gouvernement d'avoir un outil de sortie de crise rapide (parce que oui, il faut bien le dire, la plupart des progrès induits par le biais de l'éducation et de la recherche mettent beaucoup de temps à faire effet, beaucoup plus qu'un mandat électoral). Il est aussi possible de s'interroger sur le rôle de la recherche publique face à la recherche privée. Est-il du rôle de l'université et des centres de recherche de fournir de l'innovation calibrée, finalisée et clé en main prête à être produite en masse par l'industrie, ou devrions-nous simplement concentrer nos efforts sur la première partie des travaux de recherche (recherche fondamental, preuves de concept, etc.) en laissant les entreprises intéressées prendre le relais de la mise en application ? Est-ce à l’État de compenser la frilosité d'une partie du secteur industriel en matière d'innovation et de recherche ?
Parmi ces questions, une importante mais trop rapidement occultée est celle de la position des universités face aux brevets. Dans la course à la valorisation scientifique et aux indicateurs bibliométriques (si, rappelez-vous le fameux classement de Shanghai), les brevets sont devenus le trophée de poids, celui qui rapporte des points en masse (ce qui implique une mort lente et douloureuse pour les disciplines dont les travaux ne peuvent par nature pas être brevetés, mais soit). Or la question de ce qu'est un brevet n'est pas anodin, et la notion même de brevet peut être vue comme contradictoire avec la fonction de la recherche publique.
Un brevet est par définition un titre de propriété industrielle qui permet à son possesseur d'interdire l'exploitation d'une innovation par d'autres que lui pour une durée pouvant aller jusqu'à 20 ans. Il implique donc que toute utilisation d'une innovation brevetée par un tiers (et toute recherche basée sur cette innovation) sera donc soumise à autorisation du propriétaire du brevet (en général en échange d'argent). Un brevet a tout a fait sa place dans un système de recherche industrielle : il permet d'encourager l'activité de recherche des entreprises en leur assurant que leurs investissements et leur travail, une fois qu'ils porteront leurs fruits en terme d'innovation et pourront donc rapporter de l'argent, ne seront pas récupérés par le premier malpoli venu. Charge ensuite pour les titulaires desdits brevets de les valoriser sur les 20 ans à venir (ce qui dans certains secteurs peut sembler très long, imaginez si on bloquait l'innovation informatique par paliers de 20 ans) afin de rentabiliser l'investissement.
La question pour moi est que dans un contexte de recherche publique, un brevet est contre-productif, en ce qu'il a pour effet de verrouiller l'innovation, alors qu'à mon sens la fonction de "rayonnement" de la recherche publique est justement de diffuser ses résultats scientifiques et de les rendre les plus accessibles et les plus utilisables possibles. Pour une université, un brevet va surtout être un outil permettant éventuellement d'assurer des rentrées financières, car il pourra être monnayé par des partenaires industriels qui se trouveraient intéressés (ce qui n'est pas toujours le cas, on critique souvent la fermeture des universités face au monde industriel, mais on ne parle jamais de la capacité inouïe du monde industriel à ne pas savoir ce qui passe dans les universités). Mais dans le même temps, ce brevet va par définition interdire tous travaux entrepris par des tiers sur la suite de l'innovation brevetée. De plus seules des entreprises ayant déjà des moyens financiers conséquents (ou une possibilité de négociation "facilitée" avec l'université propriétaire du brevet) pourront envisager d'acquérir une licence d'exploitation, ce qui nuira à la capacité des universités à encourager le développement de start-up innovantes dans leur rayonnement.
Bien entendu, on pourrait m'objecter que le système de brevets permet de protéger les travaux universitaires, en évitant qu'ils soient récupérés et brevetés par des indélicats (déposons les premiers pour ne pas nous faire spolier). Mais le principe même du brevet permet aux universités de se prémunir contre cela. En effet pour être brevetée une invention doit être nouvelle, en ce qu'elle ne doit pas correspondre à une information déjà publique, ou à la simple "mise en application" d'une connaissance déjà accessible au public. Il suffit donc aux équipes de recherche publiques de publier simplement leurs résultats, comme elles le font déjà depuis longtemps, pour empêcher que les dits résultats soient "brevetés" par d'autres. Et autant dire qu'une publication scientifique, même dans une revue d'envergure internationale, demande beaucoup moins de temps et d'efforts à une équipe scientifique qu'un dépôt de brevet en plusieurs langues devant les différents offices de brevets (oui, un brevet est national, la notion de brevet mondial n'existe pas).
Ainsi, quelle politique fait le plus sens pour la recherche publique : breveter un maximum d'innovations, puis revendre des droits d'exploitation à certaines entreprises, ce qui verrouille certains résultats de recherche (en compensation de certains apports financiers pour les universités), ou publier sans brevet, ce qui rend tout de suite l'innovation à la portée du plus grand nombre, mais ne rapporte ni prestige (parce qu'une publication, ça ne rapporte pas assez au kikimeter universitaire de Shanghai) ni finances ?
On voit que derrière cette question, outre la confrontation entre les visions "propriété intellectuelle" et "open-source" de la recherche, se pose aussi la question du financement de la recherche publique, et la façon dont le contexte de "allez chercher les financements dans le privé" conduit les universités à fonctionner de moins en moins selon des logiques de structures publiques, et de plus en plus en adoptant des stratégies d'entreprise.
Personnellement je n'ai rien contre les entreprises et contre le secteur privé, mais je ne suis pas sur que ce modèle de fonctionnement doive devenir hégémonique. L'un des intérêts du secteur public, c'est justement de permettre l'existence d'alternatives. Et de faire avancer l'intérêt commun au-delà de la somme des intérêts privés.
Oui, je sais, je suis encore un vilain idéaliste.