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lundi 5 novembre 2018

Paint it black

[Chers lecteurs, je me dois de vous avertir que ce billet traite de dépression et autres sujets connexes. Je ne peux donc que conseiller aux personnes sensibles vis-à-vis de ces sujets d'échapper à cette lecture en allant consulter ce lien]

Novembre 2014, un samedi soir, de retour d’une soirée d’anniversaire pleine de bonnes choses, de jeux, de sucreries et de gens adorables, un retour en métro, probablement un peu ivre, un pas de danse sur le quai, et soudain la rupture.
Une brisure, immense, profonde, pourtant indolore, qui remonte du diaphragme à la trachée, et me met à genoux. Une myriade de souvenirs, douleurs, blessures et rancœurs qui s’abattent sur mon crâne. Un torrent de larmes qui brise tous mes barrages et me laisse vidé et brisé.
J’ai fini de regagner mon domicile hagard, frissonnant, incapable d’échapper au flot de mes pensées, de plus en plus douloureuses et insoutenables. J’ai passé la nuit et la journée du lendemain prostré, et les jours suivants à me rendre à mon travail, que pourtant j’adore, crispé et en lutte perpétuelle pour tenir debout.
En vérité cela faisait déjà plusieurs mois que cela n’allait pas, mais que je me le cachais par divers artifices. C’était sûrement une tristesse passagère, une déconvenue amoureuse, un peu de surmenage qui passerait avec les vacances, une année qui avait été plus chargée que les précédentes.
Il m’a fallu encore deux semaines de journées interminables, de nuits sans sommeil et de luttes contre la tentation de mettre fin à mes jours pour que finalement j’aille au petit matin implorer de l’aide à mon médecin. Quelques séances, bilans, traitements temporaires, insomnies et visites de spécialistes plus tard, le diagnostic était clair : j’étais en dépression.
Ce n’était pas tant le fait d’un événement précis que d’une accumulation. Des tristesses infantiles comme nous en connaissons tout.te.s, quelques années de harcèlement scolaire, des renoncements personnels et déracinements qui, dans ma course vers le doctorat et le statut envié et privilégié d’enseignant-chercheur m’ont conduit plusieurs fois loin des personnes auxquelles je tenais, des blessures très personnelles, de la tension, du stress, une injonction au bonheur que devait forcément impliquer ma situation professionnelle, et un métier qui, très pesant pour peu qu’on le prenne à cœur, m’a fait encaisser plus de fatigue et de soucis que je ne pouvais finalement en gérer.
Évidemment en écrivant ce billet, ravivant ce blog qui s’était lui aussi arrêté de fonctionner il y a 4 ans (coïncidence rigolote, mais qui n’en est peut-être pas une), j’aimerais pouvoir vous dire que depuis tout va mieux et que la médecine, le repos, une vie plus saine et cinq fruits et légumes frais par jour m’ont permis de guérir et de redevenir celui que j’étais naguère, ou à défaut le citoyen heureux et productif que je me devrais d’être. Mais vous connaissez les lois du récit autant que moi, et vous vous doutez bien que ce n’est pas vraiment le cas. Ma prise en charge médicale, mes ami.e.s (que je ne remercierai jamais assez), les soutiens forts que j’ai reçus, les rencontres précieuses faites en cours de route, le travail sur moi-même n’ont pas été inutiles, mais la route est plus longue qu’on ne le voudrait au départ. Il y a eu des mieux et des pires, des événements heureux et malheureux, des périodes de guérison et d’autres de rechute, et je me dois d’accepter que ce n’est pas une simple grippe dont je me relèverai la semaine prochaine.

Je suis dépressif, et cela va probablement durer encore longtemps.

Et pourtant je ne m’en plains pas, j'estime avoir été chanceux dans cette histoire.
D'une part parce que cette dépression a attendu que je sois à un stade assez avancé dans ma vie professionnelle pour ne pas la faire exploser en vol. Si elle était survenue pendant mes études, ou ma thèse, ou pendant ma recherche de poste post-thèse, les conséquences directes auraient été clairement plus catastrophiques. Là, parce que mes collègues sont des gens extraordinaires (et attentifs) et que mon état n'était pas non plus le plus grave du genre, j'ai pu continuer à travailler, en aménageant mon emploi du temps et en effectuant une plus grande partie de mon travail de chez moi (ce qui facilite les choses lorsque l’on a un rythme erratique et qui plus est que l’on vit en Ile-de-France avec ses transports si chaleureux).
D'autre part parce que j'ai eu les moyens financiers de me soigner correctement. Alors que les Centres Médico-Psychogiques en Ile-de-France sont en sous-personnel et qu'aucun spécialiste ne reste au tarif simple, d'autres que moi ont du mal à bénéficier du suivi nécessaire : un CMP peut avec un peu de chance vous proposer 15 minutes avec un psy tous les mois. Au plus fort de ma dépression j'étais chez ma psy une heure par semaine, pour presque 300€ mensuels, remboursés à moitié, loin de la portée de tout le monde, surtout quand votre budget est déjà limité par les arrêts de travail, le chômage ou le RSA.
Et finalement parce que comme dit plus haut j'étais entouré. Malgré une tendance personnelle à l'isolement, surtout en période difficile, j'ai pu compter sur les gens autour de moi pour ne pas me laisser livré à moi-même et m'aider à passer le cap, alors même que je n'étais pas forcément facile à vivre dans ces moments là (et je ne vous oublie pas).

Alors pourquoi en parler aujourd’hui ? Pour attirer sur moi les larmes panglossiennes diront certains, et avoir mon quart d’heure de réactions amicales et chaleureuses (qui seront toujours appréciées, ne nous mentons pas) ? Pas vraiment, je me décide à en parler ouvertement (parce qu’en vérité celleux parmi vous qui me suivent de longue date ont déjà dû voir de nombreux indices) surtout parce que plus se déroule autour de moi ce plan de la société-usine, dans laquelle personne ne se doit d’être défectueux, plus il me semble important de briser le tabou dépressif, accepter et revendiquer mon état, pour pouvoir avancer. Oui, je souffre d’une maladie, dont les symptômes ne sont pas aussi criants que d’autres mais qui en est non moins réelle. Pas simplement d’un trouble psychologique, qui se résoudrait par la parole, mais plus vraisemblablement d’un soucis dans la chimie de mon cerveau, qui fait que je ne suis pas aussi fonctionnel que je le voudrais. Oui, je peux parfaitement passer pour une personne en pleine santé, peut-être juste un peu plus fatiguée que d’ordinaire, certains jours, tandis que d’autres le trajet de ma chambre à ma cuisine mériterait une trilogie de Peter Jackson, en version longue. Non ce n’est pas de la paresse, et pourtant je ne serai plus aussi « productif » que pendant ma thèse. Non je n’ai pas arrêté le travail, car malgré les crispations que provoquent certaines personnes en haut lieu, cela reste pour moi un élément qui me permet de me tenir debout, un horizon auquel me rattacher, et une source de gratification personnelle, mais je ne peux plus travailler de la même façon qu’avant pour autant (même si je resterai quoiqu’il en soit le pire cauchemar de mes étudiant.e.s, certaines choses ne changent pas). Et non ce n’est pas juste « de la tristesse », mais plus un poids permanent à porter, un filtre qui déforme les souvenirs et le vécu, qui rend la nuit plus obscure, la lumière plus crue et agressive, la douceur plus rêche, le bonheur irritant, les angoisses insoutenables et qui profite de chaque moment de faiblesse pour tenter de vous entraîner vers le fond.
En parler aussi parce que la vérité crue et froide est que je suis un cas beaucoup moins isolé que je ne le pensais au départ, et qu’une fois franchi un certain seuil j’ai pris conscience de la quantité de personnes souffrantes de maux comparables et qui pour beaucoup ne peuvent pas (ou ne veulent pas, c’est un choix qui leur appartient) en parler. La dépression est un de ces « maux invisibles » qui pourtant aurait touché 9,8 % des 18-75 ans en France en 2017. Et si les femmes sont deux fois plus touchées que les hommes, et que les personnes socialement oppressées (racisées, homo/bisexuelles, trans, non-binaires ou agenre, etc.) ont beaucoup plus de risque d'en souffrir, la maladie se moque des "signes extérieurs de vie heureuse" que peuvent être les revenus, l'activité professionnelle ou la situation de famille (Robin Williams était dépressif depuis des années, alors que pour la majeure partie du monde il avait l'image d'une des personnes les plus heureuses qui puissent exister). Je veux ainsi d’une part dire et redire à tou.te.s les personnes qui souffrent à quel point elles ne sont pas responsables, ni coupables, de leur état, qu’elles ont le droit d’aller mal et de demander de l’aide, et que même si la disparité de la qualité de prise en charge est parfois affolante d’un endroit à l’autre, il y a des gens à leur écoute, et que le simple fait qu’elles continuent d’être là, même si elles ont l’impression de ne pas avancer, est une victoire en soi. Et surtout rappeler aux autres que nous avons tou.te.s autour de nous des personnes dépressives, ponctuellement ou de façon chronique, ou souffrant d’autres maladies et troubles plus lourds à porter encore, et qu’elles devraient essayer d’être un peu plus attentives à cela. Certaines sont en maladie déclarée, d’autres tentent tant bien que mal de se soigner sans tomber le masque (j’ai surpris un collègue le mois dernier en lui révélant mon état, alors que je le côtoie régulièrement depuis 4 ans), d’autres n’ont même pas ce luxe et, du fait de leur situation personnelle, doivent parfois continuer à avancer coûte que coûte malgré le vide et la douleur. Ces personnes ont besoin de toute l’aide qui peut leur être apportée, même si cela n’est parfois qu’un message d’encouragement et de réconfort.
Et finalement en parler pour mes collègues, jeunes et moins jeunes, qui chaque jour se battent pour enseigner et faire avancer la recherche, dans un métier particulièrement touché par les troubles psychiatriques. Nous évoluons dans un contexte de travail toxique, fait de passion, d’abnégation et de dépassement de soi permanent, dans lequel personne n’en fera jamais assez et qui pousse à toutes les pressions et tous les surmenages. J’assiste de plus en plus dans mon entourage professionnel à la descente et aux désillusions de collègues qui ont tout donné pendant des années et doivent progressivement affronter qui l’enlisement, qui l’absence de postes, qui la précarité prolongée, qui le manque de perspectives, et assistent impuissant.e.s au démantèlement de tout ce qui nous rendaient fièr.e.s de ce métier. C’est en premier lieu à nous qu’il appartient de faire évoluer notre profession pour en déconstruire cet appel à la compétition constante que nous dénonçons pourtant depuis des années. Et aussi, et surtout, de protéger les plus jeunes et plus précaires d’entre nous, qui se retrouvent à évoluer dans un stress et une incertitude de plus en plus oppressants avec le temps. S’il y a au moins une chose que nous pouvons faire à notre niveau, c’est de ne pas devenir nos propres bourreaux.

Et pour le reste, continuer d’avancer, un jour à la fois, un pas à la fois.

Ce blog reprendra peut-être un peu d’activité dans les temps qui viennent. Peut-être.

vendredi 11 octobre 2013

Weird Science


C'est la Fête de la Science ! Depuis mercredi la science et la recherche sont fêtées à travers tout le pays ! Les événements s’enchaînent ! Les prix Nobel pleuvent ! Les expositions et les conférences s'alternent sur un rythme intarissable ! Partout chercheuses et chercheurs sont célébrés et se voient offrir fleurs et cadeaux par des citoyens inconnus mais néanmoins reconnaissants, et le pays entier prend conscience de l'importance de la science et de la recherche dans notre société !

Ou en tout cas, on aimerait que ça se passe comme ça (surtout pour les fleurs, on n'offre jamais assez de fleurs aux scientifiques).

Le fait est qu'alors que notre pays fête la recherche et la science cette semaine, il peut être de bon ton de se demander, ou de se rappeler, ce que sont science et recherche. Parce que comme pour beaucoup de sujets, nous avons parfois tendance à beaucoup en parler sans vraiment les définir, ou en tapant à coté. Voici donc un petit billet Fête de la Science pour aider à démêler toutes ces notions.

Pour commencer, une première révélation : la science, ce n'est pas l'innovation.

C'est embêtant parce que ce terme d'innovation, on l'entend partout ces dernières années, surtout dans les discours politiques. Nos universités sont innovantes. Nos entreprises sont innovantes. Notre gouvernement finance des projets innovants. L'innovation va nous sortir de la crise. L'innovation va relancer la compétitivité. L'innovation va hisser nos universités dans le haut des classements internationaux. L'innovation va apporter la richesse, la paix, et le retour de l'être aimé.

Outre le fait que, commel'a bien expliqué Alexandre Delaigue, l'innovation n'implique pas forcément un avantage économique notable, il est inquiétant de voir la classe politique toute entière s’engouffrer dans ce qui est indéniablement une vision étroite et limitée de ce que sont la science et la recherche, en les réduisant toutes deux à leur seul aspect industrialisable. L'innovation, c'est la vision la plus applicative de la recherche, c'est la partie directement réutilisable sous forme de progrès technique, de nouveau produit, d'amélioration de la productivité. C'est certainement quelque chose de positif, mais ce n'est qu'un produit secondaire de la recherche, pas son objet direct.
Cette restriction de sens n'est pas anodine, elle est malheureusement symptomatique d'une classe politique qui a souvent beaucoup de mal à appréhender ce qu'est la recherche (rien à voir bien entendu avec le fait que cette classe politique soit essentiellement issue de « grandes » écoles et compte peu de personnalités ayant eu l'occasion de se frotter véritablement à la recherche pendant leurs jeunes années). C'est un peu comme si d'un coup l'éducation nationale se trouvait réduite à la question de la formation professionnelle : ça en fait partie, il ne faut pas le perdre de vue, mais ce n'est pas tout, et la restriction de sens conduit inévitablement à des choix politiques que l'on peut trouver très contestables.

Donc la science c'est quoi ?

C'est simple, la science, c'est la connaissance.
(d'ailleurs science vient du latin scientia, qui se traduit par connaissance, c'est simple je vous dis)

La science représente notre connaissance du monde, dans tous ses aspects. C'est la somme de tout ce que nous savons collectivement, qu'il s'agisse de science naturelle, technique, humaine, inhumaine, sociale, juridique, etc. La science est un ensemble vaste, très vaste, que nous avons tendance à découper en disciplines afin d'en faciliter la compréhension et la diffusion (mais passé un certain niveau on réalise bien vite que les frontières des disciplines sont souvent imparfaites et parfois superflues). La science n'est pas un dogme, une opinion ou une idéologie, mais bien un ensemble de faits, observés et observables, et d'explications, étudiées et éprouvées par des milliards d'individus depuis plusieurs dizaines de milliers d'années. Cette connaissance apporte parfois son lot de progrès technologique, ou humain, mais ce n'est pas automatique. Il arrive parfois que des années s'écoulent avant qu'une connaissance donnée soit appliquée de façon à générer un produit innovant, ou que certaines connaissances n'aient aucune mise en application « concrète ». Mais chaque connaissance nous apporte un peu plus de compréhension sur l'état et le fonctionnement de l'univers dans lequel nous vivons.
En rapport à cela, la recherche n'est pas juste la conception de nouveaux process industriels ou produits, mais la création (ou parfois l'exhumation) de connaissance. C'est un processus par lequel on alimente la science de connaissances nouvelles, vérifiées et étayées, diffusables à toutes et tous. Bien entendu cette connaissance nouvelle peut trouver des applications créatives qui feront le bonheur de certains et la fortune d'autres. Le progrès scientifique se traduit globalement par un progrès économique et sociétal. Mais même en dehors de ces applications, chaque connaissance créée est une richesse en soi que nous partageons librement. Le soucis étant qu'il est généralement extrêmement difficile de chiffrer la valeur d'une connaissance (même si certains partis en mal d'idées veulent privatiser cette fameuse « économie de la connaissance », comme si restreindre l'éducation à ceux qui ont des moyens financiers allait améliorer l'état du pays), surtout au moment où elle apparaît. Cette difficulté d'estimation est entre autres ce qui contribue, surtout en période de crise, à inciter les instances qui nous financent et dirigent, à se focaliser uniquement sur les aspects les plus immédiatement monétisables de la recherche, ceux dont les retombées financières sont les plus directes.

Et cette connaissance, même si elle est par nature insaisissable et immatérielle, possède un cycle de vie. Un élément de connaissance « naît » (quand il est découvert), vit, se répand, évolue (quand il est précisé, remanié, raffiné ou parfois même réfuté par d'autres scientifiques) et parfois meurt (s'il ne reste plus personne pour s'en souvenir, ni de support pour le conserver et le transmettre). Il est donc important, pour que la connaissance vive, qu'elle soit partagée, au maximum. Le pire qui puisse arriver à la recherche mondiale serait que ses résultats ne circulent que dans une poignée d'initiés, ceux qui font la recherche et échangent entre eux présentations et articles scientifiques.
C'est d'ailleurs là que nous retrouvons l'un des buts premiers de l'université : créer et diffuser la connaissance. Le rôle des enseignants-chercheurs n'est pas tant de trouver des financements de projets et établir des statistiques d'insertion professionnelle que de créer de la connaissance (par la recherche) et la diffuser (par l'enseignement). Ce faisant, ils assurent que les connaissances nouvelles issues de la recherche seront transmises à des générations d'étudiants, qui pourront les mettre en application ou les transmettre à leur tour. Et parmi ces étudiants s'en trouveront qui se baseront sur les connaissances ainsi acquises pour créer de nouvelles connaissances, les diffuser, et alimenter ainsi le cycle.
Il est par conséquent inquiétant de voir que trop souvent nos universités récompensent mal les missions d'enseignement, en faisant trop souvent un « mal nécessaire » à évacuer vite fait pour pouvoir se consacrer pleinement à la recherche. Il est inquiétant aussi de voir des établissements d'enseignement supérieur n'avoir aucun lien avec la recherche, se contentant de faire de la formation « scolaire » et « professionnelle » en accusant parfois des années de retard sur les états de l'art des domaines enseignés. Tout comme il est inquiétant de voir des laboratoires entiers se monter dans des structures qui ne participent pas à l'enseignement universitaire, et donc créent de la connaissance, mais ne la diffusent pas, ou trop peu. Il est indispensable pour que la science vive de la partager au maximum, et aussi de former les jeunes générations à la pensée scientifique. Trop souvent à présent nous voyons arriver des étudiants qui confondent connaissance, opinions, idéologies, points de vue et dogmes. Et plus nous séparerons les activités d'enseignement et de recherche, plus nous tenterons de faire des études supérieures une simple phase de formation technique et professionnelle (comme si l’université était responsable de la crise et du chômage), moins nous serons efficaces dans ce qui touche à la création et diffusion de connaissance nouvelle et d'une véritable pensée scientifique.

Donc en cette période de Fête de la Science, ne perdons pas de vue ce que nous fêtons. Nous ne fêtons pas de grandes personnalités qui ont fait avancer l'humanité, nous ne fêtons les derniers prototypes d'objets innovants qui vont envahir notre quotidien, nous ne fêtons pas des expériences très démonstratives mais qui ont parfois pour le public l'allure de tours de magie. Nous fêtons l'idée de connaître et comprendre le monde dans lequel nous vivons, et de le découvrir chaque jour un peu plus.

Bonne fête.

mercredi 7 août 2013

Beyond the Veil

Pendant mes jeunes années, il m'arrivait, entre deux parties de jeu de rôle, de fréquenter l'université à laquelle j'étais inscrit. Histoire de passer les contrôles et examens de rigueur d'une part, et de rassurer certains de mes enseignants de l'époque sur le fait que non ils n'avaient pas besoin de signaler ma disparition à la maréchaussée (j'avais des enseignants très prévenants, vraiment).
Comme beaucoup de rôlistes, j'avais également le bon goût d'afficher publiquement ma participation à des loisirs non reconnus par la Convention de Genève par quelques fantaisies vestimentaires, parfois plus ou moins discrètes. Je passerai aujourd'hui sur le genre de réactions que peut provoquer le fait de porter une bourse de dés à la ceinture ou de se pointer en amphi avec une chemise à lacets, même si cela provoquait parfois des situations... intéressantes. L'une de ces fantaisies fut ainsi de porter pendant une période assez prolongée un pendentif en forme de croix ansée autour du cou.
La croix ansée, ou ânkh, est à l'origine un symbole issu de la mythologie égyptienne. Représentant la vie, et par extension l'immortalité, il était associé aux représentations de divinités, marquant leur statut. De nos jours, de par son origine mythologique et sa symbolique (l'immortalité), l'ânkh a été récupérée dans l'iconographie de plusieurs groupes de metal, de courants gothiques et de jeux de rôles (dont le très bon Vampire : La Mascarade, qui occupait une bonne partie de mon temps libre d'alors). Je portais donc cette croix clairement plus pour sa symbolique contemporaine (et pour des raisons esthétiques) que par ferveur envers les dieux de l'ancienne Égypte.
Mais quel ne fut pas un jour mon désarroi de me faire prendre à partie par un gardien de l'université au sujet du pendentif en question. Mais oui jeune homme ! Il est interdit de porter ce genre de choses dans un établissement d'enseignement ! C'est un symbole religieux voyons ! Il y a des lois contre ça !
J'ai été pris à partie plusieurs fois par le gardien en question cette année là. Toujours sur le même refrain. Je savais qu'une loi interdisait le port de signes religieux ostentatoires dans les écoles, mais étant donné d'une part que nous étions à l'université, pas dans le milieu proprement scolaire, et d'autre part que s'il s'agissait d'un symbole d'origine religieux, c'était d'une religion n'ayant plus cours depuis des siècles et que je le portais sans aucune considération de croyance quelconque, je n'étais pas sur d'être réellement concerné par cette interdiction. Je me suis donc contenté à l'époque de rendre la répartie au gardien, garder mon collier, et attendre de voir si quelqu'un d'autre trouvait à y redire. Ce ne fut pas le cas.

Ceci dit toutes ces invectives m'ont turlupiné des années après quand, en tant qu'enseignant, j'ai vu entrer pour la première fois une étudiante voilée dans mon amphithéâtre. Compte-tenu de la situation de tension que peut parfois provoquer la chose religieuse quand on la mélange aux affaires publiques et universitaires, je ne pouvais pas feindre d'ignorer la question. Sans aller harasser l'étudiante (contrairement au mythe de l'enseignant maléfique on évite en général d'aller chercher des noises aux étudiants sans être sûrs d'avoir une bonne raison de le faire), je suis allé me renseigner auprès de mes collègues pour savoir ce qu'il en était de ces histoires de port de signes religieux à l'université. Le moins qu'on puisse dire est que de façon générale la plupart n'en savaient pas vraiment plus que moi. Tout le monde avait entendu parler de l'interdiction dans les écoles, collèges et lycées mais personne ne savait si elle s'appliquait dans le supérieur. Il faut bien admettre qu'il manque clairement dans la formation des enseignants-chercheurs un séminaire pendant lequel on nous ferait apprendre tous les textes en vigueur concernant notre fonction et nos établissements. Nous n'avons que rarement cette culture juridique au départ, alors que nombres de questions pratiques y sont liées.
Les discussions sur le sujet ont alors révélé des difficultés subtiles. Globalement tout le monde était pour dire qu'à moins que la loi ne nous y oblige, il n'y avait pas là raison d'aller chercher des noises à cette étudiante (ce qui est tout à fait normal me direz-vous, et le minimum à attendre de la part d'agents du service public). Là où la situation devenait plus compliquée, c'était de savoir quelle attitude adopter vis à vis d'autres étudiants qui viendraient en cours avec la tête couverte. Par exemple une casquette, un chapeau, une capuche, un bonnet, etc. Le nœud du problème étant qu'à partir du moment où une étudiante était autorisée à avoir la tête couverte en cours, quelle qu'en soit la raison, l'autorisation valait pour les autres étudiants aussi, quelles qu'en soient leurs raisons.
En effet, interdire globalement à nos étudiants le port de couvres-chefs divers et variés en cours mais faire une exception pour cette étudiante voilée revenait à faire une exception de traitement basée sur un motif religieux. Pas spécialement le genre de chose encouragée au sein du service public. Cela peut sembler pointilleux et inopportun mais depuis ce jour, je considère mes étudiants libres de porter le couvre-chef qui leur sied dans mes cours, quand bien même j'ai du mal à saisir l'intérêt de porter un bonnet ou une casquette dans un amphithéâtre généralement bien chauffé (les IUT sont riches comparés aux facs, nous pouvons nous permettre le luxe de chauffer correctement nos locaux en hiver).
Cette ligne de conduite peut sembler sinueuse, voir cocasse pour certains, mais je pense qu'elle est révélatrice de la vision que j'ai de la « laïcité » de l'enseignement supérieur : la question que nous devons nous poser dans notre mission de tous les jours, ce n'est pas de savoir si un comportement venant d'un étudiant est lié à des motifs religieux ou non (après tout une autre étudiante pourrait très bien un jour arriver avec un foulard sur la tête simplement pour cacher aux autres les conséquences d'une chimiothérapie), mais de savoir si ce comportement gêne ou non la bonne tenue des enseignements. Qu'une étudiante porte un foulard sur la tête ne m'empêche pas de lui faire cours. Qu'un étudiant masque son visage (que ce soit d'une cagoule, d'un niqab, ou d'un masque de Guy Fawkes) me gênerait par contre beaucoup plus (j'aurai du mal à communiquer avec une personne dont je ne vois pas le visage).

Au final, je n'ai eu que peu d'étudiantes voilées en cours depuis que j'enseigne. A noter qu'en informatique, il y a de toute façon peu d'étudiantes au départ. Je ne me permettrai donc pas de tirer de généralisation de ces quelques cas particuliers. Toujours est-il que dans ce contexte, les interrogations récentes autour de la question du voile à l'université levées par le Haut Conseil à l'Intégration n'arrivent qu'après que la plupart des enseignants aient eu l'occasion de se faire un avis sur la question (d'ailleurs, ce rapport se base sur une étude de la CPU datant de 2004, soit prêt de 10 ans).
Dans les faits, l'interdiction du port de signe religieux dans le milieu scolaire est fondée sur l'idée de s'assurer que les écoles, collèges et lycées restent des lieux dans lesquels les élèves, mineurs, restent protégés du prosélytisme commercial, politique et religieux. Dans le milieu universitaire, alors que nous nous adressons à des étudiants majeurs et que l'on souhaite pourvu d'un minimum d'esprit critique, cette idée de sanctuaire n'a pas lieu d'être. Si les agents de l’État doivent eux clairement conserver la neutralité qui va avec leur fonction, nous n'avons pas à imposer cette neutralité à nos étudiants tant qu'ils ne perturbent pas les cours. Même si à titre purement personnel je n'adhère pas au discours et au symbole que représente le port du voile, je n'ai pas à dire à mes étudiantes ou étudiants comment se vêtir, et je trouve que c'est très bien comme ça. Tant que personne ne perturbe mes cours, je n'ai rien à dire, et si un jour un étudiant cherche querelle à une autre sous prétexte qu'elle porte le voile en cours, c'est bien l'importun que je mettrai dehors, pas l'agressée.

Maintenant le rapport du Haut Conseil à l'Intégration touche également à d'autres sujets, comme l'utilisation de locaux prêtés par les universités à des associations pour des activités d'ordre religieux (ce qui pour le coup revient à une subvention publique de la pratique des cultes, et est interdit par la loi de 1905) ou la réfutation d'enseignements scientifiques par des étudiants trop imprégnés de leurs convictions religieuses (ce qui là relève clairement du trouble à bonne tenue des enseignements). Ces questions me semblent personnellement beaucoup plus importantes à traiter dans notre contexte actuel, mais bizarrement elles restent comme souvent cachées derrière un voile.

vendredi 5 avril 2013

La Grande Question sur la Vie, l'Univers et le Reste

Alors que la poussière retombe, comme elle sait si bien le faire, et que les premières évaluations en ligne fusent, l'école 42, nouvelle invention de Xavier Niel et Nicolas Sadirac, commence à prendre sa place et préparer son contingent de rentrée. Mais, si l'on peine à trouver dans la presse des voix divergentes sur le bien-fondé et la qualité déjà reconnue d'une école qui n'a pas encore ouvert, celle-ci n'a pas encore fini de soulever quelques questions. Et comme si son nom l'y destinait, elle soulève entre autres des questions de chiffres. J'avais déjà donné la semaine dernière une première réaction « à chaud » sur ce que m'avait inspiré l'annonce du projet. Cette fois-ci je m'interroge surtout sur certains faits et chiffres annoncés.

Parce que que sait-on, à l'heure actuelle de cette école, en terme d'indicateurs chiffrés ? Selon les sources et les présentations, elle est soit destinée à accueillir 1000 étudiants au total, soit à en accepter 1000 nouveaux par an, ce qui n'est pas du tout la même chose. Les versions variant selon les présentations, il peut convenir de creuser un peu, et de chercher ce qu'il en est. Vous verrez, vous ne serez pas déçus de ce qu'on peut trouver.
Nos seules informations fiables sont quelques indicateurs : l'école sera hébergée dans des locaux d'une surface de 4242m² (le fameux Heart of Code) et les coûts de fonctionnement sont estimés à 50 millions d'euros pour les 10 premières années. C'est à l'aune de ces informations que nous pouvons étudier les deux grandes hypothèses.

La première est que l'école a vocation à accueillir 1000 nouveaux étudiants par an et à les conduire au terme de la formation. C'est par exemple ce qui a probablement poussé le dirigeant d'Ametix à annoncer qu'il faisait une proposition d'embauche ferme aux 1000 premiers diplômés de l'école (proposition qui pour être tenue impliquerait que sa société connaisse une croissance d'environ 9000% en 5 ans, mais bon, dans le monde magique de l'informatique, tout est possible).
Si cette hypothèse tient, alors elle implique que pendant les 5 premières années l'école va « monter en charge » (oui, moi aussi je sais reprendre des termes techniques dans le texte pour mieux cibler mon public) pour atteindre un effectif total de 5000 étudiants (version utopiste, il y aura forcément de l'évaporation, même si elle reste pour l'instant impossible à estimer). Un tel effectif impliquerait donc que sur les 10 premières années, l'école connaisse un effectif cumulé de 40000 étudiants (le temps de la montée en charge).
Avec cette estimation, cela conduirait à calculer que d'une part, en rythme de croisière, la superficie de l'établissement sera d'environ 0,85m² par étudiant (4242/5000), ce qui est peu, convenons-en, et sera probablement un peu moins, vu qu'il faudra aussi intégrer de l'espace pour les enseignants et le personnel de l'école (à moins que l'entretien ne soit assuré par des Roombas, voila qui serait innovant). A ce niveau-là, il va falloir rajouter beaucoup de monde sur les magnifiques vues des futurs locaux pour donner une impression réaliste de ce que sera la vie dans l'établissement. D'autre part, cela permet d'estimer la dépense par étudiant à 1250€ par étudiant (50 millions / 40000), ce qui pour le coup impliquerait que 42 serait certainement la formation supérieure la moins coûteuse du pays (pour information, le budget par étudiant et par an d'une université comme Paris VIII est d'environ 5000€) et que du coup, Xavier Niel ne tient pas seulement une recette pour révolutionner l'informatique, mais aussi pour sauver le budget de l’État, et qu'il a oublié de nous le dire. Clairement, à la vue de ces chiffres, l'hypothèse d'un établissement de pointe sortant 1000 nouveaux « diplômés » chaque année semble peu réaliste. Ou alors les étudiants vont vraiment profiter du caractère « ouverture 24h/24 » de l'école pour organiser des roulements dans les salles machines, ce serait pour le coup une application des trois-huit très « professionnalisante » (ou appliquer des règles de vie dignes d'un équipage de sous-marin).

L'autre hypothèse serait que l'établissement n'est voué qu'à un effectif total de 1000 étudiants, pas plus. Cette version semble corroborée par l'annonce par Xavier Niel lui-même Florian Bucher (le directeur technique de l'école) lors de la conférence de presse lançant le projet (à 22min50s) que l'établissement sera équipé de « un parc informatique de plus de 1000 postes [...] 1 étudiant , 1 poste» et est donc relativement tangible. Elle apparaît également plus cohérente si l'on regarde à nouveau budget et superficie. Cela ramène en effet la superficie à 4,242m² par étudiant (de quoi respirer un peu plus, ou en tout cas éviter de travailler debout en tenant son ordinateur à bout de bras), et le budget de fonctionnement à 5000€ par étudiant, ce qui semble plus dans la norme des coûts de fonctionnement d'un établissement appliquant une pédagogie « par projets » (surtout en démarrant l'exercice avec un matériel et des locaux flambant neufs). Mais cette hypothèse-là présente un souci : c'est que dans les faits l'école va bien accueillir 1000 nouveaux étudiants à la rentrée 2013 (sélectionnés parmi 4000 qui participeront aux formations « piscine » de cet été).

Que va-t-il donc se passer dans un an ? Si l'effectif se maintient à 1000 étudiants, il n'y aura alors pas de place pour de nouveaux venus. Cela donnerait donc une école formant un contingent de 1000 personnes, en ouvrant ses portes une fois tous les 5 ans. Ça a un coté très « école d'élite ultra prestigieuse » mais semble complètement décorrélé des besoins des employeurs qui vont avoir besoin d'un flot continu de nouveaux développeurs, pas d'un lot quinquennal.
Donc pour assurer un flux continu, sans augmenter l'effectif total de l'établissement, il n'y aura qu'un moyen : miser sur les départs. Qu'ils soient volontaires (abandons, réorientations) ou forcés (personne n'a dit que l'école autoriserait le redoublement en fin d'année si un étudiant ne donne pas satisfaction). Il n'est donc pas impossible qu'à l'approche de l'été 2014, un grand nombre d'étudiants de cette école se retrouvent à faire leur valise après avoir manqué (par motivation personnelle ou par manque de niveau) leur première année. Après tout, le meilleur moyen de sélectionner et former des « génies », c'est encore de brasser large au départ et de ne garder que les pépites. Et puis qui pourra se plaindre ? L'école est entièrement gratuite, elle ne doit rien à ses étudiants, à aucun moment.
Ces étudiants (qui risquent au final de représenter une quantité non négligeable) se retrouveront donc au bout d'un an, avec une formation intensive mais non validée, des compétences imparfaites, et aucun mécanisme d'équivalence qui leur permette de valoriser leur année dans un autre établissement. Retour à la case Bac+0 (pour ceux qui auront passé leur bac avant de venir, les non-bacheliers pour le coup ne risquent effectivement rien), chose embêtante en fin de première année, plus difficile à supporter si on se fait éjecter à l'approche de la fin de cursus.

Bien entendu je n'affirme pas que c'est ce qui va arriver. Dans l'absolu nous ne savons pas, et certaines choses restent floues. Je pense qu'il serait toutefois bon, pour tous les candidats qui vont passer les sélections de cet été, de savoir à quoi s'en tenir sur cette question. Combien peuvent espérer passer en 2° année ? Valider le cursus court en 3 ans ? Combien arriveront au bout des 5 ans de formation sur la totalité des entrants ? Qu'adviendra-t-il des perspectives de ceux qui n'arrivent pas au bout ? Un choix d'orientation aussi marqué que celui-là (parce que la formation sera exigeante, c'est certain, et parce qu'elle ne permet pas de réorientation dans des cursus autres) mérite au moins d'être étayé par des informations claires, et pas de jolies promesses.

Maintenant il se peut que j'aie raté certaines informations sur le sujet, ou que j'aie mal lu certains chiffres. Si quelqu'un ayant plus d'informations sur le sujet passe par ici et peut fournir des éclaircissements, je serai ravi de les intégrer dans la réflexion.

Et comme je l'ai conclu dans mon précédent billet, de toute façon, nous jugerons sur pièce. Je préférerais juste éviter que dans le compte ce soient les étudiants qui servent de variable d'ajustement.

NB : mise à jour rapide en temps réel :
J'ai demandé à Nicolas Sadirac directement par twitter, qui vient de confirmer l'hypothèse "1000 étudiants par promotion". Ce n'est donc pas une formation en piscine, mais bien en sous-marin qui se profile.

mardi 26 mars 2013

Technologic

Parmi les grandes discussions entourant le projet de loi visant à réformer l'enseignement supérieur (oui, encore un, ça faisait longtemps) que notre ministre a présenté officiellement le 20 mars dernier, une de celles qui me touche le plus dans l'immédiat est vraisemblablement celle se tenant autour de la nouvelle obligation des STS (Sections de Technicien Supérieur) d'accueillir en priorité des étudiants issus de Bacs Professionnels et celle des IUT (Instituts Universitaires de Technologie) d'accueillir en priorité des étudiants issus de Bacs Technologiques. Enseignant en IUT depuis environ 8 ans, je commence à avoir un aperçu de ce que donne chez nous l'accueil d'étudiants venant de filières technologiques. De ce que j'en vois, cette politique de quotas qui ne dit pas son nom a tout de la « fausse bonne idée » qui ne va vraisemblablement pas arranger les soucis de notre système d'enseignement supérieur. Au-delà du pseudo argument sur la mission des IUT (sur lesquels je centrerai mon propos) et des STS, il s'agit en effet à mon sens d'une loi qui relève surtout de l'affichage politique et qui va à l'encontre de l'intérêt des étudiants.

Pour commencer, un point sur la situation actuelle. D'après les chiffres que j'ai trouvés sur le site de l'éducation nationale (qui datent un peu), la proportion de bacheliers technologiques en IUT est au global de 33,2% par rapport à l'effectif global. Si cette valeur est vraisemblablement variable suivant les disciplines (l'informatique est réputée par exemple pour prendre peu de bacheliers technologiques en entrée), elle n'est pas réellement « faible ». Il faut donc interpréter ce que peut représenter cette notion de « priorité » avancée par le gouvernement dans le contexte actuel ? S'agit-il de monter à plus de 50% de bacheliers technologiques ? Ou de viser un objectif dans les faits « déjà atteint » qui ne changera pas grand chose au fonctionnement des établissements. Le manque de précision sur les objectifs précis est à ce titre assez gênant puisqu'il entretient autour du débat un flou nous empêchant d'anticiper les effets concrets de la réforme.

Un des grands arguments de cette réforme serait la « mission » des IUT, comme si ceux-ci avaient été conçus pour accueillir les étudiants issus de filières technologiques. Cet argument est en grande partie faux. Historiquement les IUT ont été conçus à la fin des années 60 pour accueillir des étudiants venant de baccalauréat général et cherchant une formation à visée professionnelle en deux ans. Leur ré-orientation vers l'accueil fort d'étudiants issus de filières technologiques n'est que relativement récente, et trouve surtout écho dans la volonté dont a témoigné V. Pécresse lors qu'elle était Ministre de l'enseignement supérieur de 2007 à 2011.
La vraie limite de cette mission de formation professionnelle n'est pas tant due aux IUT en eux-même qu'au contexte qui s'est développé autour. Autant dans les années 70 de nombreux étudiants envisageaient sereinement de se contenter d'un Bac+2 et d'avoir de bonnes perspectives d'emploi et de rémunération, autant à l'heure actuelle tout est fait pour inciter les étudiants à poursuivre leurs études le plus longtemps possible (ou en tout cas à viser un Bac+5, ingénieur ou équivalent) s'ils veulent tirer leur épingle du jeu. Avec en plus une offre de formation supérieure qui s'est étoffée ces dernières années (l'apparition des licences professionnelles et l'augmentation du nombre d'écoles privées), tout incite les étudiants qui en ont les moyens (intellectuels et/ou financiers) à poursuivre le plus longtemps possible.
Or la formation dispensée en IUT est à la fois très complète (1800h en deux ans, plus un stage, alors qu'une formation « fac » propose 450 à 600h de formation par an) et très efficace (car ciblée, et soutenue par des enseignants, enseignants-chercheurs et professionnels qui s'impliquent fortement, parfois d'ailleurs au détriment de leur progression de carrière). Cela fait du DUT un diplôme très apprécié des licences et des écoles qui y reconnaissent des profils compétents, sachant travailler et souvent très motivés par leur champ professionnel. Les IUT ne peuvent donc pas faire grand chose pour enrayer ce phénomène qui leur échappe, à part saboter leur travail volontairement, ce qui serait peu intelligent, tout de même.

Au-delà de cet argument de la mission (qui peut être redéfinie avec le temps, oui, mais n'est pas un argument de « légitimité historique »), cette réforme a en fait une volonté très « politique » et qui fait suite à une série de choix stratégiques concernant l'enseignement français qui mettent le gouvernement actuel dans une situation difficile.
Lors de la création du baccalauréat professionnel en 1985, le ministre J.P. Chevènement a voulu faire de l'affichage : créer une filière professionnelle, censée déboucher sur une insertion directe dans la vie active, mais l'appeler baccalauréat pour pouvoir ensuite se vanter que 80% d'une classe d'age passe le bac (sans distinguer général, technologique et professionnel). Le fait est qu'en choisissant de faire de cette formation professionnelle un baccalauréat, le ministre a ouvert la voie de ces bacheliers à la poursuite d'études dans l'enseignement supérieur, même si ce n'était pas son intention première (le baccalauréat est par définition première un diplôme ouvrant l'accès aux études supérieures, c'est historiquement sa seule raison d'être). Suite à cela, les bacheliers professionnels ont connu la même dynamique que les étudiants d'IUT : un contexte économique incitant plus à la poursuite d'études qu'à l'insertion professionnelle. Sauf que dans leur cas, l'intégration dans les structures d'enseignement supérieur classiques se passe beaucoup moins bien. Du point de vue du supérieur, ces étudiants présentent généralement des faiblesses globales (sur leur capacité de compréhension, de travail, d'autonomie) par rapport à ceux provenant de filières générales ou technologiques qui font qu'ils ne peuvent pas poursuivre efficacement leurs études, sauf cursus spécialement adaptés (et parfois avec des objectifs moindres que ceux des cursus standards). Ils se retrouvent donc dans un monde universitaire auquel ils n'étaient pas vraiment destinés et qu'ils ne sont pour la plupart par armés pour suivre, et échouent.
Du coup, comme il faut permettre à ces bacheliers de poursuivre leurs études (parce que poursuivre ses études après un diplôme professionnel, quand on parle du bac, c'est normal, quand on parle du DUT, c'est un dévoiement du diplôme), il faut leur créer une place là où ils ont une chance de réussir, quitte à pousser les autres. Donc on impose des quotas de Bac Pro en STS, et histoire que les étudiants issus de Bac Techno (un des publics habituels des formations STS) ne soit pas en reste on les recase bon gré mal gré en IUT. Que l'on pousse pour ce faire des étudiants issus du bac général et qui réussissaient jusque là bien en DUT n'est visiblement pas un problème. Et bien entendu personne ne se pose la question de savoir si ces étudiants ainsi casés de force vont réussir leurs études, l'important c'est l'affichage, on pourra toujours reprocher aux enseignants de ne pas faire de miracles ensuite.

Parce que le point censé être la clé de cette réforme, à savoir de permettre la réussite des étudiants, est tout sauf garanti. Notre établissement accueille déjà depuis des années des étudiants issus de Bac Technologique (en Informatique, nous accueillons des étudiants issus de Bac STI ou STG – qui changent de nom cette année), et j'ai déjà eu l'occasion de constater à quel point cet accueil peut être un véritable tremplin pour certains de ces étudiants. Mais la contrepartie de cet accueil est souvent un taux de réussite relativement faible chez ces étudiants, qui s'ils n'ont pas une motivation très forte s'écroulent très souvent en fin de premier semestre. Sur les 16 étudiants issus de Bac Techno que nous avons accueilli en DUT Informatique à la rentrée dernière (dans une promotion de 70 étudiants), la moitié ont déjà abandonné, et les autres ne sont pas sûrs de valider leurs deux premiers semestres.
Le blog Gaïa Universitas, dans son argumentaire en faveur de cet élément de réforme, pointe que le taux de réussite est de 68% chez les étudiants venant de filière technologique en DUT (contre 13,5% en fac, ce qui est effectivement très faible). Mais ce taux est déjà plus faible que le taux de réussite global (de 74,3%) [source site MESR] alors que ces étudiants sont triés sur le volet (examen plus attentif des dossiers, entretiens avec les étudiants afin de mieux cerner leurs motivations et s'assurer qu'ils ne se fassent pas une fausse idée du métier, etc.) et que souvent sont mis en places des efforts particuliers pour aider ces étudiants à réussir (soutien, suivi) qui sont applicables à petite échelle, mais ne sont pas généralisables à l'échelle de toute une promotion (à moins qu'on nous apporte des budgets et des enseignants supplémentaires, mais vous comprenez, c'est la crise). Dans ces conditions, ouvrir les portes de l'établissement en très grand par un mécanisme de priorités risque fortement de faire arriver des étudiants qui ne sont clairement pas armés pour suivre ce genre de cursus, et à qui on aura fait miroiter une poursuite d'études ne pouvant mener qu'à un échec.
Bien entendu à ce moment on nous reprochera de trop attendre de ces étudiants que l'on nous a fait accepter de force et on nous demandera certainement de revoir les ambitions du diplôme à la baisse. Le hic c'est que le DUT n'est pas un diplôme dont le niveau est fixé pour faire joli sur des organigrammes, c'est un diplôme dont le niveau d'attente correspond aux besoins des métiers concernés, et que si c'est pour former des informaticiens incapables d'écrire un programme ou configurer un réseau, autant arrêter les frais tout de suite.

Finalement, si les IUT ne répondent pas actuellement à la « mission » que veut leur confier le gouvernement, il faut bien comprendre qu'ils répondent à un besoin réel. Celui d'étudiants venant de filières générales, pas spécialement privilégiés, qui sont pris à choisir entre des classes préparatoires qui ne leurs conviennent pas (parce qu'ils en ont marre des maths et de la physique, parce que le rythme est éprouvant et souvent destructeur, parce que la formation est « optimisée concours » et n'apporte souvent que peu de compétences employables directement) et des cursus en licence qui n'ont pas les moyens (financiers, matériels et humains) de mettre en place des formations aussi efficaces qu'il le faudrait (et je le sais très bien, je suis un ancien Bac S qui a choisi d'étudier en IUT, puis est passé par la fac et a finalement fait une thèse). Cette politique de priorités (pour ne pas dire quotas, parce que notre ministre nous a dit que le terme de quotas ne serait pas employé, vous comprenez, les mots c'est mal et ça pourrait vouloir dire des choses) passe du coup complètement à coté de ce besoin réel : les étudiants plutôt bons qui seront refusés en IUT « parce qu'il faut faire de la place aux bacs technos » vont se retrouver devant ce choix qu'ils refusent de faire (prépa ou fac) et il y a de fortes chances qu'une grande part d'entre eux finisse par atterrir dans le privé : dans des écoles qui préparent au BTS par exemple (qui étant établissements privés pourront ne tenir aucun compte des priorités ministérielles) ou dans des écoles avec prépa intégrée (certaines délivrant un diplôme d'ingénieur, d'autres un simple Master, et qui dans les deux cas coûteront cher en frais d'inscriptions). Il serait beaucoup plus efficace (et moindre en effets pervers) de travailler davantage sur l'offre universitaire standard, en donnant aux universités les moyens de mettre en place des diplômes de licence aussi attractifs et efficaces en terme de formation que le DUT (en comptant qu'en plus les IUT faisant déjà partie des universités, il y a déjà des bonnes volontés en interne pour aider à améliorer tout ça). Cela attirerait du coup de nouveau les bons étudiants sur les bancs de la fac et créerait mécaniquement de la place en IUT et STS. Mais cela demanderait des moyens, une volonté politique affirmée, et d'arrêter de faire de l'université la dernière roue du carrosse de l'enseignement supérieur français, sûrement trop demander à l'heure actuelle.

Et éventuellement il faudrait envisager d'arrêter de donner le bac à des étudiants qui ne sont pas capables de suivre une consigne simple, manier les opérations de base (tous les ans je commence par réapprendre à mes étudiants comment poser une division) et s'exprimer en français correct. Mais là je suis utopiste.

Et aussi se demander pourquoi dans le système français à chaque fois qu'un gouvernement crée un diplôme à visée professionnelle ce dernier devient en quelques années un tremplin fort pour la poursuite d'études. Il y a certainement une piste intéressante à creuser.

dimanche 17 mars 2013

Hidden Agenda

Voici juste une petite quenelle pour garder le blog un peu actif en attendant d'avoir le temps de refaire quelques billets de fond, avec un aperçu de mon agenda de la semaine :
  • Lundi : je suis en cours toute la journée ou presque, et je dois rencontrer des étudiants pour faire un point sur leur projet de fin d'année.
  • Mardi : je participe à un séminaire dans lequel je dois faire une présentation de certains travaux, devant un public qui ne devrait pas manquer de questions. Le séminaire n'étant pas sur Paris je vais faire l'aller-retour en train dans la journée.
  • Mercredi : je fais une présentation sur les Serious Game dans une conférence, là encore hors de Paris, là encore aller-retour sur la journée.
  • Jeudi : une journée calme, à savoir uniquement des cours et un peu d'administratif.
  • Vendredi : Visite de l'Agence d’Évaluation de la Recherche et de l'Enseignement Supérieur à mon laboratoire en vue de notre évaluation quadriennale quinquennale. Autant dire que tout le labo va devoir être sur le pont.
Voila, ce n'est pas une semaine-type, clairement, mais juste un aperçu de comment quelques événements peuvent s'enchainer rapidement et tomber au même moment. 

(et bien entendu je passe mon dimanche après-midi à préparer tout ça, parce que les présentations ne vont pas s'improviser)


mercredi 16 janvier 2013

In Memoriam

Je n'ai pas eu beaucoup de temps pour écrire ces dernières semaines, fin de semestre chargée. Et pour tout dire à la base j'avais prévu de reprendre ce mois de janvier par un billet sur le projet de loi qui va encore une fois réformer et sauver l'enseignement supérieur français, comme tous les projets précédents. Mais il s'est passé quelque chose qui a changé la donne, et qui court-circuite tout le reste.

Ce qu'il s'est passé, c'est que Aaron Swartz est mort.

Je ne ferai pas semblant d'avoir connu A. Swartz depuis des années et d'avoir suivi son travail avec attention. Comme au final beaucoup parmi nous, je n'ai pris connaissance de son existence qu'au moment où elle s'est tragiquement éteinte. Je n'entrerai pas non plus dans les débats futiles quand à savoir s'il a vraiment été pilier de la création de RSS ou simple aide annexe, ou sur la part exacte et chiffrée qu'il a tenue dans la fondation de Reddit. Parce que ces considérations sont finalement secondaires pour le moment. Ce qui compte, c'est que c'était un passionné, quelqu'un qui aimait l'informatique, voulait la faire évoluer, et voulait partager cette évolution avec le reste du monde, et que le monde lui est tombé dessus et l'a accablé pour ça.

Aaron Swartz a enfreint un tabou important en s'attaquant à ce qu'il y a actuellement de plus honteux dans notre économie mondiale de la recherche scientifique : il a osé sortir des articles scientifiques appartenant officiellement à des revues payantes pour les diffuser gratuitement. En faisant cela, il a pointé l'ineptie de cette économie du savoir qui permet à quelques maisons d'édition de gagner leur vie sur le travail des chercheurs et à travers eux sur l'argent des étudiants et des contribuables.

Il faut comprendre que depuis des années, le mot d'ordre de la recherche mondiale est publish or perish : pour exister, il faut publier, c'est à dire écrire des articles scientifiques et les faire publier dans diverses conférences et revues spécialisées, de façon à montrer que l'on est un chercheur « productif ». Depuis des années, on ne parle plus que de nombre de publications par an, d'impact factor, de nombre de citations et de h index. Cette frénésie d'écriture, qui tient autant de l'exercice de communication continue que de recherche elle-même (savoir où soumettre, qui citer, quoi dire pour être accepté, lu et repris) a ainsi encouragé une véritable économie de l'édition scientifique, poussant en avant les conférences et les revues qui fonctionnent sur le travail bénévole des chercheurs.
Comment ça se passe ? Prenons l'exemple d'une revue scientifique : cette revue va lancer un appel à soumissions d'articles qu'elle va relayer à travers la communauté scientifique (listes de diffusions, carnets d'adresses, forwards de forwards de forwards, etc.). Des chercheurs touchant au domaine concerné vont alors voir l'occasion de remplir leur quota de publications scientifiques, et seront d'autant plus motivés que la revue sera réputée et lue. Ces chercheurs vont donc soumettre des articles, qui seront alors relus, commentés et approuvés (ou rejetés) par un comité scientifique : des chercheurs assez reconnus dans leur branche pour qu'on leur propose l'insigne honneur (bénévole) de relire et commenter le travail de leurs confrères.
Si un article est accepté, son auteur sera amené à y apporter quelques corrections proposées par les relecteurs (2 ou 3 relecteurs différents par article) et à le mettre en forme en suivant une feuille de style fournie par l'éditeur de la revue. L'article sera alors intégré à la revue, qui sera elle vendue (à l'article, au numéro, ou par abonnement) à toute personne ou laboratoire qui se montrera intéressée.
Et bien entendu vous avez déjà compris : à aucun moment il n'est envisagé que les auteurs d'articles, leurs employeurs (laboratoires ou universités) ou les relecteurs du comité scientifique ne soient rémunérés. Tout le contenu est fourni bénévolement par des scientifiques qui « font leur métier » et les revenus vont intégralement à la maison d'édition (qui se charge de la communication, coordination et publication, c'est à dire uniquement les services annexes).
Les auteurs sont ainsi invités à signer des cessions de droit sur leurs articles, en échange du privilège d'être publiés. Tout au plus auront-ils un exemplaire de la revue offert (ce qui est une plus-value extrêmement intéressante quand le laboratoire de l'auteur est déjà abonné à la revue). Si cela n'est pas une forme de copyright madness, qu'est-ce que c'est ?

Et encore, au moins avec les revues les auteurs n'ont pas à payer pour être publiés.

Parce que quand on s'intéresse aux conférences scientifiques, le fonctionnement est le même, à ceci près que toute acceptation d'article est subordonnée au fait qu'au moins un des auteurs s'inscrive à la conférence et s’acquitte par conséquent des frais d'inscription complets incluant généralement la participation à 3 journées de présentations (chaque auteur étant appelé à présenter son article pendant un talk d'une vingtaine de minutes), les repas sur place et un exemplaire des proceedings de la conférence (la version écrite des articles). Oui, vous lisez bien, les auteurs doivent payer pour être publiés et avoir le privilège de présenter leurs travaux devant un auditoire composé à 90% d'autres auteurs (parce qu'à environ 1000€ par personne tout inclus un laboratoire n'a pas toujours les moyens d'envoyer ses chercheurs simplement assister à des conférences sans publier).
Il est vrai que certaines conférences sont organisées directement par des universités (et si elles s'avèrent rentables elles permettront aux laboratoires organisateurs d'engranger un peu d'argent permettant de financer les futurs déplacements de leurs chercheurs), mais de plus en plus (en tout cas en informatique), les conférences qui comptent sont associées à des maisons d'édition célèbres pour la publication des fameux proceedings (la série des Lecture Notes in Computer Sciences de Springer en est un parfait exemple).

Personnellement je suis un chercheur travaillant dans un établissement public, mon salaire venant du contribuable français. Je considère qu'en effet écrire des articles scientifiques fait partie de mon travail et je ne demande pas à être spécifiquement rémunéré pour cela (juste à avoir du temps et des moyens pour faire mon travail, mais c'est un autre débat). Par contre travaillant pour le public, je ne vois pas quelle raison peut justifier que mes travaux ne soient accessibles qu'à des personnes ou établissements payant une redevance auprès de structures privées qui ne participent en rien à ma recherche. Mon travail appartient à la communauté, et devrait être diffusé librement à toutes et à tous.
C'est pour cela que j'approuve ce qu'à fait Aaron Swartz au MIT. Les articles qu'il a téléchargé pour les redistribuer n'auraient jamais du être en accès limité au départ. Qu'il ait été accablé pour cela est une démonstration magnifique de ce que notre système de recherche a de plus ubuesque et de plus aberrant.

C'est pour cela que, suivant la voie de nombreux confrères depuis ce week-end, mes prochaines publications scientifiques seront toutes mises en ligne gratuitement et en libre accès peu après leur publication, et il est très probable que mes anciennes publications le soient aussi prochainement (même si pour cela je demanderai tout de même l'autorisation aux autres auteurs avec qui j'ai travaillé, un chercheur ne publie presque jamais seul).
La mise en ligne ne se passera pas sur ce blog, je le ferai sur ma page professionnelle standard, hébergée par le site de mon université.

Et si une maison d'édition trouve à y redire, et bien on en redira.

lundi 10 décembre 2012

1984

Il est une chance pour nous qu'au milieu des querelles intestines à leur parti, les élus de l'opposition trouvent encore le temps de se soucier de vrais sujets de société et de l'avenir de notre pays (oui, moi aussi je sais faire des introductions façon Claire Gallois). Malheureusement, quand ils se soucient de l'évolution de notre société et des modes de pensée de leurs concitoyens, cela les pousse parfois à prendre des initiatives dont on se demande si elles relèvent simplement de l’esbroufe médiatique ou, plus inquiétant, de l'imposture intellectuelle.
Par exemple, Xavier Breton, député de la première circonscription de l'Ain, n'a rien trouvé de plus intéressant récemment que de demander la mise en place d'une commission d'enquête pour étudier la façon dont la théorie du genre se répand à l'heure actuelle dans les esprits français, jugeant que cet engouement pour la déconstruction des stéréotypes genrés est dangereuse pour l'avenir du pays, que sa diffusion s'est faite « sans débat public préalable » et pis encore que la théorie du genre « ne présente aucun caractère scientifique ».

Dans mon cerveau de petit citoyen ordinaire, une commission d'enquête parlementaire, c'est un gros truc. C'est le genre d'outil que l'on emploie quand il faut enquêter sur les dysfonctionnements de la justice dans l'affaire d'Outreau ou pour se saisir de sujets de société graves comme les sectes religieuses en France. Lancer une commission d'enquête parlementaire sur la question de la théorie du genre, ce n'est pas une mince affaire, et cela témoigne d'une préoccupation grave de la part de Monsieur Breton, qui doit penser que la survie de la République est en danger...
Sauf qu'à travers ces demandes et ces déclarations, outre faire exemple d'un conservatisme de pensée qui saura ravir son électorat traditionaliste, M. Breton fait la démonstration d'un mépris et d'une incompréhension de la chose scientifique qui est assez emblématique de la classe politique française.
Ce n'est pas un problème fondamentalement nouveau. En France, une grande partie de la classe politique a une formation et une culture scientifiques (je prends le mot science dans son sens complet, c'est à dire comprenant entre autre les sciences humaines, sociales, juridiques, etc.) relativement limitées. Très peu de personnalités politiques sont formées à la recherche et en mesure de saisir ses réels enjeux (oui, cela peut sembler condescendant à première vue, mais si on demande aux chercheurs de passer un doctorat, c'est bien parce qu'il y a besoin d'une formation particulière pour comprendre et pratiquer la recherche) et quand elles expriment leur point de vue sur la chose scientifique, elles confondent présenter une théorie et asséner un point de vue nourri aux images d’Épinal.

Donc qu'est-ce que la théorie du genre en fait ? C'est un champ de recherche, lié principalement à la sociologie, qui vise à étudier la façon dont la société projette des stéréotypes construits socialement sur les individus selon qu'ils soient de genre masculin, féminin, ou autre. Le « genre » d'un individu se détache à ce titre du « sexe » biologique en ce qu'il s'agit d'une construction sociétale autour de la notion de sexe biologique. Comme tout champ de recherche, les gender studies comme on les appelle outre-manche rassemblent toute une communauté de scientifiques, travaillant tout autour du globe, qui mènent des enquêtes et des études pour mieux comprendre et identifier la dissociation entre sexe et genre, entre la réalité biologique et la construction sociale.
Ainsi, quand M. Breton se plaint que les gender studies n'ont pas fait l'objet d'un « débat public », il nie simplement le fait que le domaine fait l'objet de nombre de colloques (même s'il a fallu attendre assez récemment pour trouver des colloques sur le sujet organisés en France) au cours desquels divers membres de la communauté scientifique présentent et discutent leurs travaux, dans la plus grande tradition universitaire. Peut-être s'offusque-t-il que lui, député n'ayant pas grande connaissance en sciences sociales, n'ait pas été appelé à exprimer son avis de non-expert du sujet, auquel cas nous devons aussi nous attendre à ce qu'il s'inquiète prochainement qu'il n'y ait pas eu de débat public sur la question des théories quantiques ou sur la théorie de l'évolution (mais nous allons peut-être y venir, un lobby créationniste finira bien par atteindre le sol français).

Il pourrait effectivement y avoir des choses à discuter sur l'état actuel des gender studies. En tant que jeune champ de recherche, aux implications politiques fortes, il peut avoir tendance à attirer des chercheurs engagés idéologiquement, qui pourraient ainsi présenter un biais idéologique dans la façon dont ils mènent leurs travaux et interprètent leurs résultats. Mais c'est à la communauté scientifique dans son ensemble de pondérer et corriger ce biais, en assurant un pluralisme de travaux et de points de vue, dont ressortira une vérité scientifique. D'un autre coté, il faut en effet faire attention à la façon dont certains groupes politiques pourraient vouloir récupérer les gender studies pour « prouver » leur doctrine, de la même manière que les politiques ont pour pratique courante de vouloir démontrer que leur doctrine économique est « prouvée scientifiquement comme la seule possible » (mais si, ils l'ont tous fait, que ce soit par l'avis d'experts pour par un recours hasardeux au « pragmatisme » et au fameux « principe de réalité » visant à court-circuiter tout débat en assénant une vérité unique).
Mais cela nous fait entrer dans un autre débat, celui de la tentative de récupération politique des sciences, par des personnes qui trop souvent non seulement ne sont pas formées à comprendre et interpréter certains résultats scientifiques mais surtout sont loin de toute tentative de recherche d'une vérité scientifique et cherchent surtout à tordre la science pour imposer leur discours à la population. Un comportement malheureusement trop répandu dans l'ensemble de notre classe politique, et qui n'est pas un problème nouveau. Il n'y a une fois encore qu'à regarder la façon dont certains parlent d'économie pour comprendre à quel point ils se préoccupent peu de vérité et de rigueur scientifique.

Toujours est-il que M. Breton nous présente une nouvelle démonstration de la capacité de certains élus à vouloir, au nom du combat contre la « pensée unique », essayer d'imposer leur propre mode de pensée dans la société, et à considérer les points de vue nouveaux et émergents comme des pensées dangereuses. Comme quoi de la politique française contemporaine à la mise en place d'un « Ministère de la Pensée », il n'y a pas grand chemin à parcourir.
A nous de nous assurer que ce genre de pas ne soit jamais franchi.

Et la prochaine fois M. Breton, au lieu de vouloir invoquer une commission d'enquête, donnez des fonds au laboratoire de sociologie de l'université la plus proche de chez vous. Ils se chargeront certainement avec plaisir de travailler sur le sujet et d'organiser un colloque. La plupart des chercheurs d'ailleurs ne demandent que ça : les moyens de faire leur travail efficacement, et ils sont certainement plus qualifiés que vous pour le faire.

vendredi 16 novembre 2012

Stairway to heaven

On m'a fait remarquer récemment que les billets sur ce blog étaient un peu « râleurs » ou pessimistes. Il est vrai que sa charte graphique n'encourage pas à la gaieté et à la joie de vivre (mais non, je ne ferai pas un blog avec des poneys et de l'amitié, cela reste hors de question). Voici donc du coup en contrepoint un billet un peu plus positif, parce qu'enseigner, c'est quand même chouette.

Je vais donc aujourd'hui vous parler d'Alice. Oui, cette Alice là. Alice est une de mes anciennes étudiantes. Elle a passé 2 ans en DUT. Alice venait d'un baccalauréat technologique, avec des résultats certes pas mauvais mais pas spécialement brillants non plus, et une certaine allergie aux mathématiques, comme en ont beaucoup de jeunes quittant le lycée.

Clairement, avec son dossier en sortie de lycée, Alice n'aurait pas eu accès à une prépa, et même si elle y était allée cela probablement aurait été une tentative gâchée par le rythme et les exigences propres aux classes préparatoires (entre autres en mathématiques, dont on continue trop souvent à faire l'alpha et l’oméga de la sélection dans les formations scientifiques en France). Bref, sans être forcément sombre, son avenir était en partie limité par son orientation subie pendant sa jeunesse et par le fonctionnement de notre système d'enseignement, qui met très tôt les jeunes dans des tubes dont il devient ensuite difficile de sortir.

Mais Alice est venue faire un DUT Informatique, et il s'avère que l'informatique lui a plu, vraiment. Il est d'ailleurs probable que l'informatique lui ai déjà plu avant, mais c'est une passion dure à identifier et valoriser avant d'accéder aux études supérieures, tant cette discipline a encore du mal à trouver sa place dans le secondaire. Toujours est-il que ça a marché pour Alice, qu'elle a eu de bons résultats (même si les mathématiques ne sont pas devenus son fort pour autant), qu'elle a gagné ainsi le soutien des enseignants de l'équipe, qui ont appuyé son dossier de poursuite d'études.

Aujourd'hui Alice est élève ingénieure en informatique, et tient sa place sans difficultés au milieu d'étudiants venus du parcours Bac S + prépa classique. Bien sur elle n'est pas à X ou dans une des grandes grandes écoles les plus réputées. Mais elle sortira bientôt avec un titre d'ingénieur, et tout ce que cela implique dans le marché du travail français. Non seulement parce qu'elle est réellement compétente dans son domaine et a su s'investir dans ses études, mais aussi un peu à un moment parce que nous avons été là pour lui donner une chance, lui mettre le pied à l'étrier, et lui donner la possibilité de réaliser son vrai potentiel.

On mesure souvent la valeur d'un établissement en fonction de son taux de réussite et de la qualité de ses diplômés en sortie. Personnellement j'ai toujours trouvé cette méthode de palmarès peu pertinente. Après tout il est facile en recrutant de très bons étudiants au départ de s'assurer qu'ils soient encore très bons à l'arrivée. Pour moi la vraie plus-value d'un établissement d'enseignement se situe dans le différentiel entre le niveau d'entrée et le niveau de sortie de ses étudiants. Et sur ce différentiel, les IUT ont une carte importante à jouer. Nous ne recrutons pas dans nos promotions le haut du panier, cela fait des années que les bacheliers avec de bons et très bons dossiers partent en classes prépas. Mais ceux que nous formons, et à qui nous donnons une chance, peuvent en profiter pour prendre un véritable élan.

Bien sur il ne faut pas se leurrer, tout le monde ne réussit pas, et l'échec en première année est une de nos préoccupations constantes. Certains découvrent que la discipline ne leur convient pas, préfèrent une autre spécialité, ne s'investissent pas en termes de travail personnel, ou parfois simplement n'arrivent pas à suivre malgré leurs efforts. Nous faisons tout notre possible pour lutter contre cet échec, tout en sachant que la solution reine serait de ne jamais prendre de risque, de n'accepter que ceux dont on sait qu'ils réussiront.
Mais justement, prendre quelques risques, faire un pari sur la réussite d'étudiants au dossier pas toujours brillant au départ, c'est donner une chance à des personnes pour Alice, et c'est à mon sens exactement ce pourquoi nous sommes là.

mercredi 17 octobre 2012

The hero with a thousand faces – part 2

Aujourd'hui, voici la suite du billet commencé ici. Après avoir parlé longuement des enseignants-chercheurs, il est temps en effet de répertorier les autres enseignants que les étudiants ont l'occasion de rencontrer pendant leur parcours, et qui s'ils ne sont pas forcément actifs en recherche apportent en contrepartie un investissement accru en enseignement ou un regard extérieur plus que salutaire : les enseignants à temps complet, et les intervenants professionnels.

Des enseignants qui en saignent

(avec tous mes respects au blog de Princesse Soso)

En effet, pour gérer la cohorte d'étudiants débarquant chaque année à l'université, et assurer l'ensemble des heures d'enseignement prévu (une licence comme un DUT correspondant à 1800 heures d'enseignement pour les étudiants), les enseignants-chercheurs ne suffisent pas. D'une part parce que consacrant la moitié de leur fonction à la recherche ils ne peuvent couvrir tous les besoins d'enseignement (ou alors cela demanderait un effectif d'enseignants-chercheurs qui ruinerait définitivement nos universités) et d'autre part parce que leurs contraintes d'agendas font qu'il est grandement utile d'avoir en complément des enseignants à temps complet.
C'est ici qu'interviennent les Professeurs Certifiés (PRCE) et les Professeurs Agrégés (PRAG). Comme leur nom l'indique, il s'agit d'enseignants qui ont passé les concours du secondaire (CAPES, CAPET, Agrégation), avant d'être finalement être affectés à des établissements supérieurs. Ils sont enseignants à temps complet, ce qui se traduit par un service annuel de 384 heures équivalent TD (contre 192 pour les enseignants-chercheurs) et, sauf dérogations, ne peuvent enseigner qu'en premier cycle universitaire (il est en effet considéré que les enseignements de niveau Master étant des enseignements de pointe, ils ne peuvent donc être assurés que par des personnes menant en parallèle une activité professionnelle extérieure ou de recherche).
Ces enseignants sont des éléments important des équipes pédagogiques. Généralement plus présents et plus en contact avec les étudiants, ils apportent un suivi au plus proche du parcours des étudiants. Les postes de PRCE et PRAG sont donc particulièrement pertinents pour assurer les enseignements « complémentaires » ou « généraux » au sein d'un département (par exemple en DUT Informatique, enseigner tout ce qui touche aux mathématiques, à la communication, à la gestion et à l'anglais). Cela permet de combler efficacement les besoins d'enseignements sans recourir à des cohortes d'enseignants-chercheurs sur ces disciplines.
De plus, ces enseignants là n'ayant pas à maintenir une activité scientifique régulière et productive pour assurer leur progression de carrière, ils sont souvent plus à même (et plus volontaires) d'assurer certaines fonctions administratives (comme la direction d'un département ou d'un établissement de type IUT).
Il est à noter que d'autres enseignants du secondaire peuvent également intervenir en renforts dans une équipe universitaire en complément de leur activité d'origine, grâce au statut de Chargé d'Enseignement Vacataire dont nous parlerons un peu plus loin.

Des professionnels qui professent


Finalement, parce que contrairement à ce que prétendent certains grands parleurs qui n'y connaissent rien (et qui bien souvent n'ont jamais mis les pieds dans un amphithéâtre d'université), l'université entretien depuis longtemps des liens avec le monde « professionnel » (car enseigner et faire de la recherche n'a rien de professionnel voyez-vous, c'est une vocation, un sacerdoce, c'est différent), nous trouvons aussi dans les établissements des enseignants dits « extérieurs » : des professionnels en activité qui viennent s'assurer un complément de salaire en donnant des cours. L'occasion pour eux de transmettre aux étudiants leur expérience du monde professionnel et d'assurer ainsi que l'enseignement universitaire ne reste pas une tour d'ivoire académique et hors des réalités.
Parmi ces professionnels, les mieux lotis sont Professeurs associés (PAST). Ils bénéficient en effet d'un contrat sur 3 ans, renouvelable 2 fois (ils peuvent enseigner plus de 9 ans dans un même établissement mais cela nécessite alors une nouvelle candidature complète, et de plus en plus d'universités s'engagent sur des règles de « roulement » des professionnels extérieurs passé 9 ans), soit à temps partiel, soit à temps complet. Leur contrat inclus d'une part une activité d'enseignement (96 heures équivalent TD pour un temps partiel, avec possibilité de faire jusqu'à 96 heures de plus en « heures complémentaires », 192 heures équivalent TD pour un temps complet, avec même possibilité de « doubler » ses heures) et d'autre part la participation à des activités de recherche dans l'un des laboratoires de l'université. Un contrat PAST est donc l'équivalent d'un poste contractuel.
Dans la pratique, l'investissement de ces professionnels est variable. Certains, et notamment les professeurs associés à temps complet, jouent clairement le jeu de l'investissement et sont « présents » dans l'établissement (certains en profitent d'ailleurs pour commencer une thèse de doctorat qui leur permettra de valoriser leur activité scientifique). Cependant, certains parmis les PAST à temps partiel ne font que le minimum contrôlable (à savoir les 96 heures d'enseignement en présence d'étudiants) afin de conserver leur activité principale à temps-plein (et ainsi cumuler salaire de base plus rémunération de PAST). Il est très difficile de contrôler a priori l'investissement d'un futur professionnel quand il est recruté, mais ceux qui ne font visiblement pas d'effort pour assurer l'ensemble de leurs missions doivent clairement s'attendre à ne pas voir leur contrat reconduit au terme des 3 premières années. A noter qu'outre leur expérience personnelle, rafraîchissante pour les étudiants, ils bénéficient également en général de contacts et de réseaux qui peuvent épauler grandement l'université lors de la mise en œuvre de certains projets.

Finalement, pour ceux qui n'ont pas la chance de bénéficier d'un contrat de ce genre, il reste la possibilité d'intervenir comme Chargé d'Enseignement Vacataire. Ces intervenants (qui deviennent de plus en plus nombreux, les effectifs étudiants ayant tendance à augmenter alors que la création de postes d'enseignants n'est pas à l'ordre du jour) sont engagés chaque année pour effectuer un nombre d'heure limité (jamais supérieur à 192 heures équivalent TD) et ne sont payés que pour les heures effectuées. Il peut donc s'agir d'un à-coté intéressant pour des professionnels en début de carrière (la rémunération n'étant vraisemblablement pas attractive pour un professionnel confirmé) mais certainement pas d'une activité sur laquelle baser sa subsistance (ce qui est de toute façon interdit, tout CEV doit justifier d'une activité suffisamment rémunératrice en début d'année pour être embauché). En général, les CEV interviennent uniquement en TD/TP, sous la supervision d'un enseignants de l'équipe de formation qui fournit l'ensemble des ressources disponibles (sujets, corrigés, etc.) afin que l'intervention se fasse « clé en main » et nécessite le minimum de préparation possible (bien qu'il soit attendu d'un CEV que comme tout enseignant, il maîtrise son sujet).
A noter qu'avec le temps et l'évolution des conditions de travail, de plus en plus de CEV ne sont pas des professionnels en exercice mais des enseignants du second degré qui trouvent ainsi un moyen de compléter leurs revenus en assurant une charge de cours modérée à l'université. Cette évolution n'est pas tant due au manque d'attractivité des CEV (bien que la rémunération horaire soit très faible par rapport à ce que proposent certains établissements privés parisiens) mais au fait que le nombre de permanents dans les équipes stagnant face à l'augmentation des effectifs étudiants, il faut trouver de plus en plus d'intervenants, et que tous ne peuvent pas être « des professionnels en exercice » (ne serait-ce que pour des raisons d'emploi du temps et de pertinence du propos).

Ainsi, avec cette diversité de statuts, souvent transparente aux yeux des étudiants, vient une grande diversité des pratiques et des méthodes de chacun. Ce croisement de méthodes est clairement une richesse pour les étudiants qui évitent ainsi de se retrouver face à un discours trop formaté et à une forme de pensée unique. Cependant il leur est en contrepartie bien difficile de s'y retrouver en début d'année entre tous ces « profs » qui ont tous des contraintes et façon de procéder différentes (et de comprendre quels sont ceux que l'on peut s'attendre à trouver dans leur bureau entre deux cours et ceux qu'on ne croisera jamais).

mercredi 10 octobre 2012

Shanghai Kid

Alors que l'automne s'est désormais bien installé sur le pays, et en attendant de parler des prix Nobel qui en cette saison tombent tels des feuilles de marronniers, je reviens aujourd'hui sur le tristement célèbre classement académique des universités mondiales par l'université Jiao Tong de Shanghai, dit classement de Shanghai. Ce classement, présenté comme un palmarès incontournable des meilleures universités du monde, est devenu le phare lumineux de ceux parmi les décideurs politiques qui ont compris de la science, de l'enseignement et de la recherche qu'on pouvait les résumer à l'optimisation d'un indicateur statistique imparfait.

Ce classement, qui comme son nom l'indique a été mis au point par des chercheurs de l'Université Jiao Tong de Shanghai, avait pour objectif initial (merci Wikipédia) de fournir au président de l'université concernée un indicateur permettant d'identifier les universités au sein desquelles envoyer en priorité des étudiants lors d'échanges internationaux. En soi cet objectif n'a rien de contestable (l'échange international étant toujours fortement encouragé, que ce soit au niveau des étudiants comme à celui des équipes de recherche) et on peut comprendre l'intérêt pour un président d'université de se munir à cet effet d'un outil rapide d'accès et développé en interne, même si sujet à des approximations (et à une vision spécifique des critères sur lesquels baser ses préférences). Le soucis que pose ce classement c'est qu'étant le seul (le premier ?) connu et communiqué dans ce domaine, il est rapidement devenu une marotte médiatique et, échappant à son objectif premier, est devenu un outil de comparaison des établissements et des politiques d'enseignement supérieur et de recherche, poussant certains décideurs politiques à en faire le point central de leur politique universitaire.

Or l'utilisation de ce classement à cette fin de pilotage de politique de recherche nationale présente deux défauts clairs et incontestables. Le plus évident est une méprise sur l'objet étudié : il ne s'agit pas d'un indicateur des performances d'enseignement et de recherche des états, mais d'un ensemble d'établissements. Il favorise donc intrinsèquement les établissements de grande taille (car plus visibles dans le classement) et peut donc donner une vision faussée de la performance de chaque état dans le domaine, en fonction de la stratégie de répartition des universités sur le territoire (quelques gros centres universitaires versus un maillage de petites universités de proximité). Par exemple, les Etats-Unis comptent 158 universités publiques (et quelques 4000 établissements d'enseignement supérieur privé) pour plus de 317 millions d'habitants (1 pour 2 millions d'habitants), dans le même temps la France compte 75 universités pour 65 millions d'habitants (1 pour 866000 habitants), ce qui reflète une organisation de l'enseignement et de la recherche publique beaucoup plus éclatée (et encore je ne parle pas des organismes de recherche purs). On peut d'ores et déjà en déduire que vouloir comparer la performance des politiques publiques d'enseignement et de recherche américaines et françaises à partir des performances individuelles de leurs établissements est un non sens. Si en plus on considère que parmi les 10 meilleurs universités américaines (occupant les places 1 à 12 du classement) 8 sont en réalité des établissements privés (les seuls établissements publics étant Berkeley et l'Université de Californie), on peut réaliser à quel point cet indicateur n'est pas employable pour jauger de la performance d'une politique nationale.

L'aspect le plus pernicieux de ce classement est ensuite qu'il représente une certaine vision de ce que doit être une « bonne » université, vision qui n'est pas forcément universelle, loin de là. Si l'on observe les critères du classement de Shanghai, on peut en conclure que du point de vue du président de l'université Jiao Tong, une bonne université est une université :
  • qui a formé des chercheurs ayant ensuite remporté le prix Nobel ou la médaille Fields,
  • qui emploie actuellement des chercheurs ayant ensuite remporté le prix Nobel ou la médaille Fields,
  • qui emploie des chercheurs très cités dans leur discipline,
  • qui publie beaucoup, mais uniquement dans Nature et dans Science,
  • qui est beaucoup citée dans Science citation index et Art & Humanities citation index.
Il apparaît rapidement que ces critères contribuent à former une simple évaluation de surface et ne sont certainement pas pertinents pour déterminer à quel point un établissement rempli ses missions. D'autant que les missions dédiées à l'université sont dépendantes des choix politiques de chaque état. Par exemple, en France, la performance d'une université en terme d'enseignement est évaluée par son taux de réussite aux niveaux Licence, Master, Doctorat, par le taux (et la qualité) d'insertion professionnelle à 1 an pour les étudiants ayant quitté l'établissement après leur diplôme et par le taux de poursuite d'études après certaines formations. Autant de critères qui visiblement n'intéressent par l'université Jiao Tong qui ne semble vouloir que former quelques futurs Nobel, quitte à laisser pour cela une cohorte d'étudiants non diplômés en bout de chaîne. Du coté de la recherche, la restriction si forte à deux revues d'excellence (et ces derniers temps un peu chahutées) et aux distinctions les plus prestigieuses (souvent décernées 10 à 20 ans après les travaux qui les ont méritées) tient de coté l'immense majorité de l'activité scientifique, et oublie des disciplines entières (dont toutes les sciences humaines, sociales, juridiques, etc).

Le classement de Shanghai devrait donc rester ce qu'il a toujours été : un outil permettant au président d'une université précise d'identifier des partenaires de travail intéressants au regard de la politique de son établissement. Vouloir s'en servir comme classement mondial des performances universitaires et des performances des politiques publiques est une erreur qui ne peut conduire qu'à des décisions inappropriées aux situations locales et à des biais de perception sur le rôle de l'université dans la vie civile. Manque de chance, les médias se sont emparés de ce classement et le récitent chaque année à l'envie, sans être dissuadés par les problèmes de critères et de méthodologie qu'ils pensent pourtant souvent à rappeler. Voici donc nos décideurs poussés à entreprendre des politiques universitaires dont ils savent qu'elles seront évaluées à travers l'évolution annuelle de ce classement, pour le meilleur et pour le pire.

Bien entendu, nous pourrions décider d'entreprendre un autre classement ou indicateur, et il en existe déjà, comme le QS World University Rankings ou le Times Higher Education World University Rankings. Mais nous savons déjà à quel point il est difficile de mettre en place et diffuser un nouveau standard de classement/évaluation quand il existe déjà un outil rapide et simple à comprendre (même si cruellement imparfait) à portée de main. Reste donc à trouver un moyen de continuer à remplir efficacement nos missions et faire notre travail tout en apportant satisfaction relative aux critères du classement dominant de l'époque.

Ceci dit, j'aimerais bien voir ce que l'on arriverait à faire en France si on avait le taux d'encadrement et le budget par étudiant d'un établissement comme Harvard.