Souvenez-vous, il y a
plusieurs mois, j'avais écrit un billet sur
la façon dont une étude scientifique sur les jeux vidéo et la
culture du viol avait été détournée lors de sa reprise dans des
billets/articles de presse. Je pointais alors un problème qui se
produit régulièrement lorsque la presse grand public s'empare un
peu trop rapidement de travaux scientifiques : l'interprétation
parfois difficile de certains résultats, le manque de
culture et recul scientifique (qui n'est pas le propre des
journalistes, j'ai l'impression que nous sommes très mauvais en
France sur la transmission de la culture scientifique au grand
public) et la volonté (possiblement inconsciente) de vouloir faire
coller les résultats de telle ou telle étude à « l'angle »
avec lequel la presse compte aborder le sujet concerné.
Et nous en avons eu très
récemment un nouvel exemple, absolument magistral, heureusement
passé un peu inaperçu au milieu des turpitudes de l'été, avec un
sujet qui m'intéresse grandement et fait souvent les gorges chaudes
des rédactions : les jeux vidéo violents.
Et voici donc que cette
semaine la presse en ligne est unanime : les jeux
vidéo
violents
encouragent
les comportements
à risque
(et sont donc dangereux). C'est même une étude américaine, publiée
dans Personnality and Psychology, la revue de l'APA (American
Psychologie Association - Association américaine de psychologie) qui
le dit. Rien que du très sérieux et de l'irréfutable, voilà la
question tranchée ma bonne dame.
Sauf que comme nous
allons le voir, la question n'est pas si tranchée que cela, et la
presse un peu hâtive. Prenons donc les choses une par une :
Ce que dit la presse
Globalement les
différents sites mentionnant cette étude en disent peu ou prou la
même chose. Et pour cause, ils semblent tous être basés sur une
seule et même dépêche de l'AFP (ce qu'ils ne cachent pas).
Ces articles expliquent
donc que d'après l'étude concernée, les « jeux vidéos
violents glorifiant des personnages antisociaux accroîtraient le
risque de délinquance et d'autres comportements risqués comme le
tabagisme et la consommation d'alcool chez les adolescents ».
Ils développent ensuite autour de propos de James Sargent et Jay
Hull, deux des auteurs de l'étude, la façon dont les jeunes
s'identifieraient aux héros de ces jeux violents et en
ressortiraient avec un sentiment d'invulnérabilité les poussant à
prendre plus de risques dans la réalité, et donc à consommer
alcool, et tabac, à avoir un comportement sexuel à risque et à
conduire plus dangereusement (ce qui était le sujet d'une étude
publiée en 2012).
Ils précisent ensuite en
quoi l'étude est « solide » : un travail sur quatre
années, un panel de 5000 jeunes (souvenez-vous, l'étude
sur la culture du viol ne comptait, elle, que 86 participantes dans
son panel). Des indicateurs de sérieux clairement irréfutables.
Voila l'affaire entendue.
[NB : je résume
beaucoup, donc allez voir vous-même les articles en question, ils
sont en lien plus haut dans le billet]
La seule voix dissonante
a priori (mais il y en a peut-être eu d'autres, n'hésitez donc pas
à me les signaler) a été celle de Gameblog.
Ce site spécialisé dans le jeu vidéo a en effet du peu apprécier
cette n-ième condamnation des jeux violents, et l'auteur de
l'article prend à cœur de vouloir démonter le propos de l'étude,
visiblement sans l'avoir lue (mais rassurez-vous, personne dans la
presse ne l'a lue en fait) en faisant étalage lui aussi d'une
ignorance crasse de ce qu'est la méthode scientifique. Ainsi, bien
que prenant le contre-pied du reste de la presse, Gameblog réussit à
s'y prendre aussi mal que les autres.
Parce qu'au fond,
personne n'a réellement lu ce papier scientifique et personne ne
sait ce qu'il y a réellement dedans, et pour cause...
Ce que dit vraiment l'étude
L'étude
dont il est question a fait l'objet d'un article scientifique sous le
titre A
longitudinal study of Risk-Glorifying Video Games and Behavioral
Deviance, co-écrit par Jay
G. Hull, Thimothy J. Brunelle, Anna T. Prescott et James D. Sargent.
Hull, Brunelle et Prescott sont chercheurs en psychologie au
Dartmouth College
(sauf mécompréhension de ma part, Jay G. Hull est Professeur et
Brunelle et Prescott sont ses deux doctorants). De son coté, James
Sargent est médecin et Professeur en Pédiatrie à la Dartmouth
Medical School. L'article doit
paraître dans le prochain volume du Journal
of Personality and Social Psychology.
Visiblement
James D. Sargent s'est fait une spécialité d'étudier en quoi
l'environnement et les divertissements des enfants et adolescents
influent sur leur développement, que ce soit au niveau physique (il
s'est par exemple posé
la question de savoir si placer une télévision dans la chambre d'un
enfant avait un impact sur son risque d'obésité, ou l'impact
du lieu et style de vie sur les risques de certaines maladies) ou
au niveau du comportement (avec notamment plusieurs études sur
différents facteurs pouvant encourager la consommation d'alcool
ou de tabac).
Il ne s'agit donc a priori pas d'un croisé anti jeu vidéo mais bien
d'un scientifique qui étudie les différentes choses pouvant
affecter les enfants et adolescents qu'il s'évertue à soigner.
Les
publications de Hull, Brunelle et Prescott me semblent un peu plus
compliquées à catégoriser, mais là encore, vu le grand spectre de
champs couverts par leurs travaux, ils ne semblent pas être des anti
jeu ayant quelque chose à prouver. Je pourrai même présumer qu'il
s'agit avant tout de spécialistes en psychologie que James Sargent
aurait contacté pour l'aider à mener son étude en bonne et due
forme (mais ce n'est que pure spéculation de ma part).
Et
donc, qu'y a-t-il dans cette étude ?
Et
bien il n'y a pas grand monde à le savoir pour le moment. Et pour
cause : non contente d'être payante (comme la plupart des
articles de recherche publiés dans des revues scientifiques, et dans
le cas de celui-ci il en coûtera 12$ à qui voudra le lire), cette
étude est encore à paraître et n'avait pas été mise en ligne en
version complète au moment où j'écris ces lignes.
Voila
donc où nous en sommes : toute la presse qui unanimement ou
presque fait des brèves sur un article scientifique dont personne
n'a pu vérifier le contenu.
Mais
à défaut de contenu, il y a un
résumé disponible en ligne, qui déjà nous en dit long.
Tout
d'abord, le résumé ne parle à
aucun moment de jeux
violents ou d'étude de la violence dans les jeux. Il emploie
l'expression mature-rated, risk-glorifying games (MMRG) qui
représente donc a priori des jeux classés M par l'ESRB (la
catégorie 17+, et ce classement n'est pas juste fondé sur la
violence) ayant pour particularité de renforcer, positiver et
récompenser les comportements « risqués ». Et ce n'est
pas anodin : ces travaux n'avaient pas vocation à étudier la
violence dans les jeux, mais la prise de risques.
L'autre
point intéressant c'est que visiblement les auteurs de l'article se
gardent bien de tirer une quelconque conclusion définitive de ces
travaux : ils précisent qu'à la suite de leur étude, leurs
résultats leur permettent d'affirmer que ces jeux peuvent
avoir un des conséquences sur le développement des enfants et
adolescents. Leur théorie étant qu'à force d'incarner dans ces
jeux des personnages invulnérables et prenant de grands risques, les
adolescents s’imprègnent de ces idées (en gros, nous finissons
par devenir le personnage que nous interprétons à longueur de
temps).
Ainsi,
une étude affirmant que les jeux vidéo glorifiant le
risque peuvent entraîner une hausse des comportements à risque chez
les jeunes qui y jouent se
retrouve transformée en les jeux vidéo violents
accroissent le risque de délinquance et autres comportements risqués
une fois reprise dans la presse. Pour la qualité de l'information,
on repassera.
Mais ceci dit, sur le fond de la question ?
Maintenant,
grâce à d'aimables connaissances travaillant dans la recherche en
psychologie (et spécialisées sur les questions liées au jeu vidéo)
qui ont eu l'occasion d'échanger avec l'un des aimables auteurs de
ces travaux, j'ai pu avoir des échos du contenu réel de l'étude
(en recherche, nous considérons tous primordial de pouvoir
confronter nos résultats, les vérifier, les infirmer parfois, etc.
cela fait partie du processus scientifique, et c'est d'ailleurs pour
cela que la science est plus une affaire d'intelligence collective
que de grandes individualités). De plus, Hull et Sargent ayant déjà
publié en 2012 (avec Ana M. Draghici) une première étude
comparable mais centrée sur la conduite automobile à risques (A
longitudinal study of risk-glorifying video games and reckless
driving), il est possible de regarder un peu mieux leur méthode
(cet article est aussi payant, mais au moins il est publié, pas « à
paraître »).
Sans
vous révéler le « contenu » de l'article, je peux vous
confirmer que globalement, les travaux de Hull et Sargent sont
solides. Ils ont mené une étude sur 4 années, avec un panel
important (même s'ils reconnaissent qu'il a diminué dans la durée,
certains participants cessant de répondre avec le temps) lors de
laquelle ils ont interrogé les adolescents concernés d'une part sur
leur pratique vidéoludique, et d'autre part sur différents aspects
de leur comportement. De nombreuses précautions méthodologiques ont
été prises pour limiter les possibles biais, même si effectivement
les auteurs reconnaissent qu'il s'agit d'une procédure avant tout
déclarative (mais avec un échantillon largement supérieur à ceux
utilisés par nos instituts de sondages quand il s'agit de prédire
qui sera notre prochain président). Ils croisent ensuite la pratique
vidéoludique (ne joue pas du tout, ne joue pas aux MMRG, y joue un
peu/beaucoup/tout le temps) avec différents comportements relatifs à
la consommation d'alcool, de tabac et de sexe « à risque »
(comprendre activité sexuelle précoce, nombre de partenaires
importants, absence de protection).
Il
ressort de l'étude que visiblement, sur l'échantillon étudié et
avec des écarts significatifs, si pour l'ensemble des catégories
les pratiques « à risque » augmentent avec l'age, la
population jouant le plus à des MMRG fait montre d'une progression
plus rapide, avec un niveau final plus élevé, dans ces types de
comportements. Ils précisent également que cette tendance touche
aussi bien garçons que filles (l'échantillon d'étude étant
féminin à 49%). Les auteurs d'en conclure que vraisemblablement, la
pratique des jeux vidéo étant précédente à celle des
comportement à risque étudiée, il y a probablement causalité.
Cependant,
ce qu'ils observent est bel et bien une corrélation, qui comme
chacun le sait n'est pas causalité.
En l’occurrence, il est simplement possible que ces chercheurs
aient identifié un profil d'adolescents aimant les comportements à
risque et qui traduisent cela dans leur pratique vidéoludique et
IRL. Il est également possible que cette tendance à apprécier les
comportements à risque soit en fait déterminée par une variable
caché (exemple : ils sont amateurs de sports extrêmes, ils ont
vu Point Break quand ils avaient 6 ans, etc.). Cela n'enlève rien à
leur constat ni à la qualité de leur travail, les auteurs de
l'article prenant de nombreuses précautions rédactionnelles pour
montrer que même s'ils réfléchissent à certains rapports de cause
à effet, ils sont loin d'en tirer des conclusions définitives. Ils
établissent juste un constat, qui pourra être rediscuté et
confronté par de futurs travaux, et qui ouvre des pistes à explorer
pour en expliquer réellement et profondément les résultats.
Ils
tiennent donc en fin de compte un discours très différent de celui
tenu par la presse commentant leurs travaux.
Le moment où tout a basculé
Face
à cette divergence entre l'étude elle-même et ce qui en a été
dit par la presse, il est donc normal de s'interroger sur ce qui a
déraillé. Il serait (trop) facile de s'en prendre aux journalistes
en les accusant d'avoir volontairement détourné une étude pour
faire du sensationnalisme facile, et la facilité n'est jamais une
bonne solution.
Le
fait est qu'en remontant un peu la chaîne d'articles, on arrive
assez rapidement à cette
publication sur le site d'information du Dartmouth College (que
pour le coup Gameblog a été le seul à citer, les autres sites
d'information se contentant de citer l'AFP). Cet article est
visiblement le premier dans lequel est fait un raccourci entre
l'expression mature-rated, risk-glorifying video games et
celle de violent video games, y
compris dans une citation des propos mêmes de James Sargent. Il y a
fort à penser que cet article (qui sert un peu de communiqué de
presse de l'université) soit la source de la confusion initiale. Il
est simplement dommage que personne n'ait pris le temps de vérifier
le contenu d'origine avant de publier...
Et
au-delà de ça, il est dommage que nous soyons encore dans un
système où il vous en coûtera 12$ de vérifier le contenu d'un
article scientifique dont toute la presse parle. Quand l'objet d'une
étude participe d'un débat public, il me semblerait légitime que
tout le monde y ait directement accès au plus tôt.
Et la violence dans tout ça ?
Maintenant,
concernant l'effet de la violence dans les jeux vidéo sur nos chers
adolescents, il commence à y avoir une littérature assez abondante
sur la question. Nous connaissons en France les travaux de Laurent
Bègue (qui a tout de même remporté un
prix Ig Nobel pour d'autres travaux, ce qui n'est pas rien). Et
il n'est pas le seul à s'être penché sur la question.
Sans
entrer complètement dans ce débat (parce que d'après mon dernier
tour de veille sur le sujet, les meta-analyses [gros recoupements de
nombreuses études sur une même question visant à en faire une
synthèse] ne tombent pas d'accord et les chercheurs s'affrontent sur
les corpus), je noterai que du point de vue de Hull, Brunelle,
Prescott et Sargent, il semble établi, avec pour référence la
meta-analyse d'Anderson et al. Violent
video game effects on aggresion, empathy and prosocial behaviour in
Eastern and Western countries, que la pratique de jeux vidéo
violents a un effet sur l'agressivité des joueurs, tout en notant
que l'effet reste considéré comme faible et son interprétation
sujette à caution.
J'aurai
tendance personnellement à ne pas chercher à minimiser l'impact
possible de jeux violents sur des enfants ou adolescents, c'est pour
cela que je suis très favorable à tout système visant à aider les
parents à mieux connaître les jeux qu'ils achètent à leurs
enfants et à leur faire choisir en connaissance de cause. Mais je
n'irai pas jusqu'à la stigmatisation systématique de tous les
contenus violents, surtout quand il est apparent qu'ils sont
explicitement destinés à des joueurs adultes. Mais nous sortons ici
du champ scientifique pour entrer dans celui du débat de société.
Bonus track : comment ruiner sa press-cred en un article et une image
Pour
finir, parce que je suis tombé dessus en faisant mes recherches pour
ce billet, je ne peux m'empêcher de relever un point qui illustre
bien la précipitation et le manque de vérifications qui nuisent
quelques peu à la crédibilité de certains sites de presse quand
ils parlent de jeu vidéo.
Chers
journalistes de l'AFP et de Boursorama (je ne sais pas de qui vient
l'erreur), dans la photo accompagnant cet
article : le jeu dont il est question sur la photo ne
s'appelle pas « Sunset Drive ». Et pour cause, il
n'existe aucun jeu à ma connaissance s'appelant « Sunset
Drive ». La personne ayant légendé la photo a fait une double
confusion : déjà il a du se confondre avec le jeu Sunset
Overdrive, qui
a bel et bien été présenté à l'E3 (mais dans lequel il n'y a
pas a priori pas de mort-vivants). Et surtout, le jeu présenté sur
le trailer est en fait Dead
Island 2 (attention, vidéo avec des zombies pas joli-joli à
regarder dedans).
C'est
le genre d'erreurs qui a quand même tendance à pas faire sérieux,
je trouve.
J'aime beaucoup vos articles dans ce style qui permettent de mieux comprendre les articles scientifiques et comment faire pour les interprêter correctement. Merci !
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