lundi 5 novembre 2018

Paint it black

[Chers lecteurs, je me dois de vous avertir que ce billet traite de dépression et autres sujets connexes. Je ne peux donc que conseiller aux personnes sensibles vis-à-vis de ces sujets d'échapper à cette lecture en allant consulter ce lien]

Novembre 2014, un samedi soir, de retour d’une soirée d’anniversaire pleine de bonnes choses, de jeux, de sucreries et de gens adorables, un retour en métro, probablement un peu ivre, un pas de danse sur le quai, et soudain la rupture.
Une brisure, immense, profonde, pourtant indolore, qui remonte du diaphragme à la trachée, et me met à genoux. Une myriade de souvenirs, douleurs, blessures et rancœurs qui s’abattent sur mon crâne. Un torrent de larmes qui brise tous mes barrages et me laisse vidé et brisé.
J’ai fini de regagner mon domicile hagard, frissonnant, incapable d’échapper au flot de mes pensées, de plus en plus douloureuses et insoutenables. J’ai passé la nuit et la journée du lendemain prostré, et les jours suivants à me rendre à mon travail, que pourtant j’adore, crispé et en lutte perpétuelle pour tenir debout.
En vérité cela faisait déjà plusieurs mois que cela n’allait pas, mais que je me le cachais par divers artifices. C’était sûrement une tristesse passagère, une déconvenue amoureuse, un peu de surmenage qui passerait avec les vacances, une année qui avait été plus chargée que les précédentes.
Il m’a fallu encore deux semaines de journées interminables, de nuits sans sommeil et de luttes contre la tentation de mettre fin à mes jours pour que finalement j’aille au petit matin implorer de l’aide à mon médecin. Quelques séances, bilans, traitements temporaires, insomnies et visites de spécialistes plus tard, le diagnostic était clair : j’étais en dépression.
Ce n’était pas tant le fait d’un événement précis que d’une accumulation. Des tristesses infantiles comme nous en connaissons tout.te.s, quelques années de harcèlement scolaire, des renoncements personnels et déracinements qui, dans ma course vers le doctorat et le statut envié et privilégié d’enseignant-chercheur m’ont conduit plusieurs fois loin des personnes auxquelles je tenais, des blessures très personnelles, de la tension, du stress, une injonction au bonheur que devait forcément impliquer ma situation professionnelle, et un métier qui, très pesant pour peu qu’on le prenne à cœur, m’a fait encaisser plus de fatigue et de soucis que je ne pouvais finalement en gérer.
Évidemment en écrivant ce billet, ravivant ce blog qui s’était lui aussi arrêté de fonctionner il y a 4 ans (coïncidence rigolote, mais qui n’en est peut-être pas une), j’aimerais pouvoir vous dire que depuis tout va mieux et que la médecine, le repos, une vie plus saine et cinq fruits et légumes frais par jour m’ont permis de guérir et de redevenir celui que j’étais naguère, ou à défaut le citoyen heureux et productif que je me devrais d’être. Mais vous connaissez les lois du récit autant que moi, et vous vous doutez bien que ce n’est pas vraiment le cas. Ma prise en charge médicale, mes ami.e.s (que je ne remercierai jamais assez), les soutiens forts que j’ai reçus, les rencontres précieuses faites en cours de route, le travail sur moi-même n’ont pas été inutiles, mais la route est plus longue qu’on ne le voudrait au départ. Il y a eu des mieux et des pires, des événements heureux et malheureux, des périodes de guérison et d’autres de rechute, et je me dois d’accepter que ce n’est pas une simple grippe dont je me relèverai la semaine prochaine.

Je suis dépressif, et cela va probablement durer encore longtemps.

Et pourtant je ne m’en plains pas, j'estime avoir été chanceux dans cette histoire.
D'une part parce que cette dépression a attendu que je sois à un stade assez avancé dans ma vie professionnelle pour ne pas la faire exploser en vol. Si elle était survenue pendant mes études, ou ma thèse, ou pendant ma recherche de poste post-thèse, les conséquences directes auraient été clairement plus catastrophiques. Là, parce que mes collègues sont des gens extraordinaires (et attentifs) et que mon état n'était pas non plus le plus grave du genre, j'ai pu continuer à travailler, en aménageant mon emploi du temps et en effectuant une plus grande partie de mon travail de chez moi (ce qui facilite les choses lorsque l’on a un rythme erratique et qui plus est que l’on vit en Ile-de-France avec ses transports si chaleureux).
D'autre part parce que j'ai eu les moyens financiers de me soigner correctement. Alors que les Centres Médico-Psychogiques en Ile-de-France sont en sous-personnel et qu'aucun spécialiste ne reste au tarif simple, d'autres que moi ont du mal à bénéficier du suivi nécessaire : un CMP peut avec un peu de chance vous proposer 15 minutes avec un psy tous les mois. Au plus fort de ma dépression j'étais chez ma psy une heure par semaine, pour presque 300€ mensuels, remboursés à moitié, loin de la portée de tout le monde, surtout quand votre budget est déjà limité par les arrêts de travail, le chômage ou le RSA.
Et finalement parce que comme dit plus haut j'étais entouré. Malgré une tendance personnelle à l'isolement, surtout en période difficile, j'ai pu compter sur les gens autour de moi pour ne pas me laisser livré à moi-même et m'aider à passer le cap, alors même que je n'étais pas forcément facile à vivre dans ces moments là (et je ne vous oublie pas).

Alors pourquoi en parler aujourd’hui ? Pour attirer sur moi les larmes panglossiennes diront certains, et avoir mon quart d’heure de réactions amicales et chaleureuses (qui seront toujours appréciées, ne nous mentons pas) ? Pas vraiment, je me décide à en parler ouvertement (parce qu’en vérité celleux parmi vous qui me suivent de longue date ont déjà dû voir de nombreux indices) surtout parce que plus se déroule autour de moi ce plan de la société-usine, dans laquelle personne ne se doit d’être défectueux, plus il me semble important de briser le tabou dépressif, accepter et revendiquer mon état, pour pouvoir avancer. Oui, je souffre d’une maladie, dont les symptômes ne sont pas aussi criants que d’autres mais qui en est non moins réelle. Pas simplement d’un trouble psychologique, qui se résoudrait par la parole, mais plus vraisemblablement d’un soucis dans la chimie de mon cerveau, qui fait que je ne suis pas aussi fonctionnel que je le voudrais. Oui, je peux parfaitement passer pour une personne en pleine santé, peut-être juste un peu plus fatiguée que d’ordinaire, certains jours, tandis que d’autres le trajet de ma chambre à ma cuisine mériterait une trilogie de Peter Jackson, en version longue. Non ce n’est pas de la paresse, et pourtant je ne serai plus aussi « productif » que pendant ma thèse. Non je n’ai pas arrêté le travail, car malgré les crispations que provoquent certaines personnes en haut lieu, cela reste pour moi un élément qui me permet de me tenir debout, un horizon auquel me rattacher, et une source de gratification personnelle, mais je ne peux plus travailler de la même façon qu’avant pour autant (même si je resterai quoiqu’il en soit le pire cauchemar de mes étudiant.e.s, certaines choses ne changent pas). Et non ce n’est pas juste « de la tristesse », mais plus un poids permanent à porter, un filtre qui déforme les souvenirs et le vécu, qui rend la nuit plus obscure, la lumière plus crue et agressive, la douceur plus rêche, le bonheur irritant, les angoisses insoutenables et qui profite de chaque moment de faiblesse pour tenter de vous entraîner vers le fond.
En parler aussi parce que la vérité crue et froide est que je suis un cas beaucoup moins isolé que je ne le pensais au départ, et qu’une fois franchi un certain seuil j’ai pris conscience de la quantité de personnes souffrantes de maux comparables et qui pour beaucoup ne peuvent pas (ou ne veulent pas, c’est un choix qui leur appartient) en parler. La dépression est un de ces « maux invisibles » qui pourtant aurait touché 9,8 % des 18-75 ans en France en 2017. Et si les femmes sont deux fois plus touchées que les hommes, et que les personnes socialement oppressées (racisées, homo/bisexuelles, trans, non-binaires ou agenre, etc.) ont beaucoup plus de risque d'en souffrir, la maladie se moque des "signes extérieurs de vie heureuse" que peuvent être les revenus, l'activité professionnelle ou la situation de famille (Robin Williams était dépressif depuis des années, alors que pour la majeure partie du monde il avait l'image d'une des personnes les plus heureuses qui puissent exister). Je veux ainsi d’une part dire et redire à tou.te.s les personnes qui souffrent à quel point elles ne sont pas responsables, ni coupables, de leur état, qu’elles ont le droit d’aller mal et de demander de l’aide, et que même si la disparité de la qualité de prise en charge est parfois affolante d’un endroit à l’autre, il y a des gens à leur écoute, et que le simple fait qu’elles continuent d’être là, même si elles ont l’impression de ne pas avancer, est une victoire en soi. Et surtout rappeler aux autres que nous avons tou.te.s autour de nous des personnes dépressives, ponctuellement ou de façon chronique, ou souffrant d’autres maladies et troubles plus lourds à porter encore, et qu’elles devraient essayer d’être un peu plus attentives à cela. Certaines sont en maladie déclarée, d’autres tentent tant bien que mal de se soigner sans tomber le masque (j’ai surpris un collègue le mois dernier en lui révélant mon état, alors que je le côtoie régulièrement depuis 4 ans), d’autres n’ont même pas ce luxe et, du fait de leur situation personnelle, doivent parfois continuer à avancer coûte que coûte malgré le vide et la douleur. Ces personnes ont besoin de toute l’aide qui peut leur être apportée, même si cela n’est parfois qu’un message d’encouragement et de réconfort.
Et finalement en parler pour mes collègues, jeunes et moins jeunes, qui chaque jour se battent pour enseigner et faire avancer la recherche, dans un métier particulièrement touché par les troubles psychiatriques. Nous évoluons dans un contexte de travail toxique, fait de passion, d’abnégation et de dépassement de soi permanent, dans lequel personne n’en fera jamais assez et qui pousse à toutes les pressions et tous les surmenages. J’assiste de plus en plus dans mon entourage professionnel à la descente et aux désillusions de collègues qui ont tout donné pendant des années et doivent progressivement affronter qui l’enlisement, qui l’absence de postes, qui la précarité prolongée, qui le manque de perspectives, et assistent impuissant.e.s au démantèlement de tout ce qui nous rendaient fièr.e.s de ce métier. C’est en premier lieu à nous qu’il appartient de faire évoluer notre profession pour en déconstruire cet appel à la compétition constante que nous dénonçons pourtant depuis des années. Et aussi, et surtout, de protéger les plus jeunes et plus précaires d’entre nous, qui se retrouvent à évoluer dans un stress et une incertitude de plus en plus oppressants avec le temps. S’il y a au moins une chose que nous pouvons faire à notre niveau, c’est de ne pas devenir nos propres bourreaux.

Et pour le reste, continuer d’avancer, un jour à la fois, un pas à la fois.

Ce blog reprendra peut-être un peu d’activité dans les temps qui viennent. Peut-être.

mercredi 18 mars 2015

Carthago delenda est

Partout dans le Royaume de France et de Navarre, et surtout de l’Éducation Nationale, c'est la crise, le grondement, c'est l'appel au ban et à l'arrière-ban, la guerre sainte, la croisade, la cause de toutes les causes. Et pour raison, puisque ce sont les racines latines et grecques de l'enseignement qui sont attaquées.
De cette réforme, on ne sait encore pas grand chose. Les options facultatives et emblématiques que sont latin et grec ancien au collège seraient remises en causes, pour être intégrées dans de nouveaux enseignements interdisciplinaires à la nature encore floue (et dont je n'ai pas compris si elles seraient de tronc commun ou optionnelles). Cela suffit en tout cas à réveiller tous les défenseurs des langues anciennes scolaires, tant il est vrai qu'il n'y a rien de plus à craindre venant du Ministère de l’Éducation Nationale qu'une réforme dont on ne connaît pas le contenu exact (ceci n'est pas un sarcasme, des années de pratique universitaire m'ont démontré que le gouvernement ajoute toujours en dernier moment des petites lignes dans le contrat, et pas des comme on aime). Et dans ce maelström argumentatif se mêlent étrangement réflexes poujadistes certes (parfois aux relents nationalistes ), mais aussi vraies remarques et réflexions sur l'intérêt des langues anciennes dans la formation des élèves. Et en effet des points positifs il y en a, beaucoup. Tout comme il y en aurait à étudier d'autres arts que ceux musicaux et plastiques, à faire de l'astrophysique, de l'informatique, plus de mathématiques, etc.

Parce que le problème c'est que tous ces arguments, même si certains font tout à fait sens, tapent à coté de la question.

La question importante n'est pas celle de l'utilité « dans l'absolu » mais celle de l'opportunité et de la stratégie. Il convient de se demander en quoi sous leur forme actuelle l'étude des langues anciennes participe de la bonne formation des élèves, en quoi elle constitue un rouage de la politique d'enseignement public, et en quoi et comment il peut être pertinent d'appuyer ou non sur ces éléments de formation.
Et c'est autour de cette question qu'arrivent les vrais problèmes, car si oui les langues anciennes sont un apport, elles sont dans notre système éducatif actuel un apport mal amené, et l'objet d'un détournement au service de ce qui est le vrai fléau de notre société : l'élitisme scolaire.
Latin et Grec ancien sont en effet non seulement des disciplines tout à fait intéressantes, mais aussi (et malheureusement surtout) un moyen de commencer à faire ressortir un ensemble d'élèves comme étant « les bons », ceux qui ont déjà de bons résultats, ceux qui ont la marge de manœuvre pour approfondir, ceux qui ont la capacité de travail, ceux qui du coup vont apprendre plus (voir à ce sujet cet excellent billet d'Alexandre Delaigue sur signal et capital humain). Ce n'est un secret pour personne : faire du Latin, du Grec ancien (et de l'Allemand) ça « ouvre des portes », ça mène « dans les bonnes classes » et ça augmente à terme la probabilité d'effectuer la partie supérieure de sa formation dans le système « Classe Prépa puis Grande École » plutôt que dans les filières professionnelles. C'est l'occasion, dès la fin de 5me (donc quand les élèves ont environ 12 ans) de séparer une cohorte qui sera « la future élite latiniste et helléniste » de celle des vulgi discipuli.
Cet élitisme par les langues anciennes a ceci d'autant plus contestable que comme il prend la forme d'options facultatives, il implique que le système éducatif va mettre plus de moyens (car plus d'heures d'enseignements) sur ces élèves qui sont déjà reconnus comme meilleurs que les autres. Cette pratique, que certains drapent derrière l'étendard hypocrite de la méritocratie, est révélatrice d'une idéologie non assumée de notre système d'enseignement : détacher tôt un groupe de tête, à qui l'on va apporter moyens particuliers (classes européennes, options de langues anciennes, puis classes préparatoires, grandes écoles, etc.) et pousser au plus loin pour en faire « l’Élite de la Nation », ceux qui auront la meilleure formation, le taux de chômage le plus faible, les prétentions salariales les plus élevées, les réseaux les plus intéressants. Si l'on croise ceci avec une analyse des classes socioprofessionnelles d'origine des élèves ainsi mis en avant (je n'ai pas de chiffres sous la main, mais si vous avez, qu'ils me confirment ou m'infirment, je suis preneur), on ne doit pas être loin du constat de la mise en place d'une véritable aristocratie républicaine (et oui il y a des exceptions, mais au Moyen-Age aussi les seigneurs anoblissaient des roturiers méritants).
Ainsi, le Latin et le Grec Ancien sont en soi des disciplines tout à fait appréciables et dont les apports sont réels pour les élèves, le vrai souci repose sur la façon dont elles sont intégrées dans les parcours scolaires et l'usage détourné qui en fait par notre société. Il faut avant tout se demander si nous avons vraiment besoin de cette « élite » des grandes écoles françaises (vous devez déjà commencer à entrevoir mon avis sur la question), et quelle politique de formation nous voulons développer : des moyens absolument égaux pour tous, des moyens renforcés en compensation pour les publics les moins favorisés parce que « les bons seront bons de toute façon », ou des moyens renforcés pour les déjà brillants « parce qu'une fois au sommet ils tireront le reste de la société en avant ».
Il faudra donc en premier lieu s'interroger sur ce système éducatif qui à l'âge de 12 ans (parfois même avant) trace le destin d'enfants en fonction de leur milieu familial et de leurs préférences scolaires, sur ce système qui fait remonter de plus en plus jeune la pression de la réussite sur des enfants qui n'ont absolument pas demandé à hériter si jeunes des angoisses de leurs parents, sur ce système qui clame haut et fort qu'il cherche à gommer les inégalités alors qu'il ne fait en réalité que les creuser de plus en plus au fil des années.

Une fois que nous aurons répondu à cette question nous pourrons nous reposer celle de définir quels savoirs sont prioritaires à développer (parce que non, tout ne peut pas être une priorité, il faudra assumer de faire des choix parfois difficiles par moments) et sous quelle modalité (tronc commun, options à choix, activités périscolaires, etc.). Mais aucune configuration ne pourra être efficace tant que les systèmes d'enseignements secondaire et supérieur seront basés sur la sélection, car tout choix sera au final détourné pour en faire un critère d'élitisme.

Les langues anciennes sont des matières qu'il faut respecter, elles ont énormément à apporter aux enfants. Ce ne sont ni le Latin ni le Grec Ancien le vrai problème.

Parce que ce ce n'est pas Rome ou Athènes qu'il faut détruire.

Ce qu'il faut détruire, c'est Carthage.

jeudi 7 août 2014

Risk

Souvenez-vous, il y a plusieurs mois, j'avais écrit un billet sur la façon dont une étude scientifique sur les jeux vidéo et la culture du viol avait été détournée lors de sa reprise dans des billets/articles de presse. Je pointais alors un problème qui se produit régulièrement lorsque la presse grand public s'empare un peu trop rapidement de travaux scientifiques : l'interprétation parfois difficile de certains résultats, le manque de culture et recul scientifique (qui n'est pas le propre des journalistes, j'ai l'impression que nous sommes très mauvais en France sur la transmission de la culture scientifique au grand public) et la volonté (possiblement inconsciente) de vouloir faire coller les résultats de telle ou telle étude à « l'angle » avec lequel la presse compte aborder le sujet concerné.

Et nous en avons eu très récemment un nouvel exemple, absolument magistral, heureusement passé un peu inaperçu au milieu des turpitudes de l'été, avec un sujet qui m'intéresse grandement et fait souvent les gorges chaudes des rédactions : les jeux vidéo violents.
Et voici donc que cette semaine la presse en ligne est unanime : les jeux vidéo violents encouragent les comportements à risque (et sont donc dangereux). C'est même une étude américaine, publiée dans Personnality and Psychology, la revue de l'APA (American Psychologie Association - Association américaine de psychologie) qui le dit. Rien que du très sérieux et de l'irréfutable, voilà la question tranchée ma bonne dame.

Sauf que comme nous allons le voir, la question n'est pas si tranchée que cela, et la presse un peu hâtive. Prenons donc les choses une par une :

Ce que dit la presse

Globalement les différents sites mentionnant cette étude en disent peu ou prou la même chose. Et pour cause, ils semblent tous être basés sur une seule et même dépêche de l'AFP (ce qu'ils ne cachent pas).
Ces articles expliquent donc que d'après l'étude concernée, les « jeux vidéos violents glorifiant des personnages antisociaux accroîtraient le risque de délinquance et d'autres comportements risqués comme le tabagisme et la consommation d'alcool chez les adolescents ». Ils développent ensuite autour de propos de James Sargent et Jay Hull, deux des auteurs de l'étude, la façon dont les jeunes s'identifieraient aux héros de ces jeux violents et en ressortiraient avec un sentiment d'invulnérabilité les poussant à prendre plus de risques dans la réalité, et donc à consommer alcool, et tabac, à avoir un comportement sexuel à risque et à conduire plus dangereusement (ce qui était le sujet d'une étude publiée en 2012).
Ils précisent ensuite en quoi l'étude est « solide » : un travail sur quatre années, un panel de 5000 jeunes (souvenez-vous, l'étude sur la culture du viol ne comptait, elle, que 86 participantes dans son panel). Des indicateurs de sérieux clairement irréfutables. Voila l'affaire entendue.
[NB : je résume beaucoup, donc allez voir vous-même les articles en question, ils sont en lien plus haut dans le billet]
La seule voix dissonante a priori (mais il y en a peut-être eu d'autres, n'hésitez donc pas à me les signaler) a été celle de Gameblog. Ce site spécialisé dans le jeu vidéo a en effet du peu apprécier cette n-ième condamnation des jeux violents, et l'auteur de l'article prend à cœur de vouloir démonter le propos de l'étude, visiblement sans l'avoir lue (mais rassurez-vous, personne dans la presse ne l'a lue en fait) en faisant étalage lui aussi d'une ignorance crasse de ce qu'est la méthode scientifique. Ainsi, bien que prenant le contre-pied du reste de la presse, Gameblog réussit à s'y prendre aussi mal que les autres.
Parce qu'au fond, personne n'a réellement lu ce papier scientifique et personne ne sait ce qu'il y a réellement dedans, et pour cause...

Ce que dit vraiment l'étude

L'étude dont il est question a fait l'objet d'un article scientifique sous le titre A longitudinal study of Risk-Glorifying Video Games and Behavioral Deviance, co-écrit par Jay G. Hull, Thimothy J. Brunelle, Anna T. Prescott et James D. Sargent. Hull, Brunelle et Prescott sont chercheurs en psychologie au Dartmouth College (sauf mécompréhension de ma part, Jay G. Hull est Professeur et Brunelle et Prescott sont ses deux doctorants). De son coté, James Sargent est médecin et Professeur en Pédiatrie à la Dartmouth Medical School. L'article doit paraître dans le prochain volume du Journal of Personality and Social Psychology.
Visiblement James D. Sargent s'est fait une spécialité d'étudier en quoi l'environnement et les divertissements des enfants et adolescents influent sur leur développement, que ce soit au niveau physique (il s'est par exemple posé la question de savoir si placer une télévision dans la chambre d'un enfant avait un impact sur son risque d'obésité, ou l'impact du lieu et style de vie sur les risques de certaines maladies) ou au niveau du comportement (avec notamment plusieurs études sur différents facteurs pouvant encourager la consommation d'alcool ou de tabac). Il ne s'agit donc a priori pas d'un croisé anti jeu vidéo mais bien d'un scientifique qui étudie les différentes choses pouvant affecter les enfants et adolescents qu'il s'évertue à soigner.
Les publications de Hull, Brunelle et Prescott me semblent un peu plus compliquées à catégoriser, mais là encore, vu le grand spectre de champs couverts par leurs travaux, ils ne semblent pas être des anti jeu ayant quelque chose à prouver. Je pourrai même présumer qu'il s'agit avant tout de spécialistes en psychologie que James Sargent aurait contacté pour l'aider à mener son étude en bonne et due forme (mais ce n'est que pure spéculation de ma part).

Et donc, qu'y a-t-il dans cette étude ?

Et bien il n'y a pas grand monde à le savoir pour le moment. Et pour cause : non contente d'être payante (comme la plupart des articles de recherche publiés dans des revues scientifiques, et dans le cas de celui-ci il en coûtera 12$ à qui voudra le lire), cette étude est encore à paraître et n'avait pas été mise en ligne en version complète au moment où j'écris ces lignes.
Voila donc où nous en sommes : toute la presse qui unanimement ou presque fait des brèves sur un article scientifique dont personne n'a pu vérifier le contenu.
Mais à défaut de contenu, il y a un résumé disponible en ligne, qui déjà nous en dit long.
Tout d'abord, le résumé ne parle à aucun moment de jeux violents ou d'étude de la violence dans les jeux. Il emploie l'expression mature-rated, risk-glorifying games (MMRG) qui représente donc a priori des jeux classés M par l'ESRB (la catégorie 17+, et ce classement n'est pas juste fondé sur la violence) ayant pour particularité de renforcer, positiver et récompenser les comportements « risqués ». Et ce n'est pas anodin : ces travaux n'avaient pas vocation à étudier la violence dans les jeux, mais la prise de risques.
L'autre point intéressant c'est que visiblement les auteurs de l'article se gardent bien de tirer une quelconque conclusion définitive de ces travaux : ils précisent qu'à la suite de leur étude, leurs résultats leur permettent d'affirmer que ces jeux peuvent avoir un des conséquences sur le développement des enfants et adolescents. Leur théorie étant qu'à force d'incarner dans ces jeux des personnages invulnérables et prenant de grands risques, les adolescents s’imprègnent de ces idées (en gros, nous finissons par devenir le personnage que nous interprétons à longueur de temps).

Ainsi, une étude affirmant que les jeux vidéo glorifiant le risque peuvent entraîner une hausse des comportements à risque chez les jeunes qui y jouent se retrouve transformée en les jeux vidéo violents accroissent le risque de délinquance et autres comportements risqués une fois reprise dans la presse. Pour la qualité de l'information, on repassera.

Mais ceci dit, sur le fond de la question ?

Maintenant, grâce à d'aimables connaissances travaillant dans la recherche en psychologie (et spécialisées sur les questions liées au jeu vidéo) qui ont eu l'occasion d'échanger avec l'un des aimables auteurs de ces travaux, j'ai pu avoir des échos du contenu réel de l'étude (en recherche, nous considérons tous primordial de pouvoir confronter nos résultats, les vérifier, les infirmer parfois, etc. cela fait partie du processus scientifique, et c'est d'ailleurs pour cela que la science est plus une affaire d'intelligence collective que de grandes individualités). De plus, Hull et Sargent ayant déjà publié en 2012 (avec Ana M. Draghici) une première étude comparable mais centrée sur la conduite automobile à risques (A longitudinal study of risk-glorifying video games and reckless driving), il est possible de regarder un peu mieux leur méthode (cet article est aussi payant, mais au moins il est publié, pas « à paraître »).
Sans vous révéler le « contenu » de l'article, je peux vous confirmer que globalement, les travaux de Hull et Sargent sont solides. Ils ont mené une étude sur 4 années, avec un panel important (même s'ils reconnaissent qu'il a diminué dans la durée, certains participants cessant de répondre avec le temps) lors de laquelle ils ont interrogé les adolescents concernés d'une part sur leur pratique vidéoludique, et d'autre part sur différents aspects de leur comportement. De nombreuses précautions méthodologiques ont été prises pour limiter les possibles biais, même si effectivement les auteurs reconnaissent qu'il s'agit d'une procédure avant tout déclarative (mais avec un échantillon largement supérieur à ceux utilisés par nos instituts de sondages quand il s'agit de prédire qui sera notre prochain président). Ils croisent ensuite la pratique vidéoludique (ne joue pas du tout, ne joue pas aux MMRG, y joue un peu/beaucoup/tout le temps) avec différents comportements relatifs à la consommation d'alcool, de tabac et de sexe « à risque » (comprendre activité sexuelle précoce, nombre de partenaires importants, absence de protection).

Il ressort de l'étude que visiblement, sur l'échantillon étudié et avec des écarts significatifs, si pour l'ensemble des catégories les pratiques « à risque » augmentent avec l'age, la population jouant le plus à des MMRG fait montre d'une progression plus rapide, avec un niveau final plus élevé, dans ces types de comportements. Ils précisent également que cette tendance touche aussi bien garçons que filles (l'échantillon d'étude étant féminin à 49%). Les auteurs d'en conclure que vraisemblablement, la pratique des jeux vidéo étant précédente à celle des comportement à risque étudiée, il y a probablement causalité.
Cependant, ce qu'ils observent est bel et bien une corrélation, qui comme chacun le sait n'est pas causalité. En l’occurrence, il est simplement possible que ces chercheurs aient identifié un profil d'adolescents aimant les comportements à risque et qui traduisent cela dans leur pratique vidéoludique et IRL. Il est également possible que cette tendance à apprécier les comportements à risque soit en fait déterminée par une variable caché (exemple : ils sont amateurs de sports extrêmes, ils ont vu Point Break quand ils avaient 6 ans, etc.). Cela n'enlève rien à leur constat ni à la qualité de leur travail, les auteurs de l'article prenant de nombreuses précautions rédactionnelles pour montrer que même s'ils réfléchissent à certains rapports de cause à effet, ils sont loin d'en tirer des conclusions définitives. Ils établissent juste un constat, qui pourra être rediscuté et confronté par de futurs travaux, et qui ouvre des pistes à explorer pour en expliquer réellement et profondément les résultats.
Ils tiennent donc en fin de compte un discours très différent de celui tenu par la presse commentant leurs travaux.

Le moment où tout a basculé

Face à cette divergence entre l'étude elle-même et ce qui en a été dit par la presse, il est donc normal de s'interroger sur ce qui a déraillé. Il serait (trop) facile de s'en prendre aux journalistes en les accusant d'avoir volontairement détourné une étude pour faire du sensationnalisme facile, et la facilité n'est jamais une bonne solution.
Le fait est qu'en remontant un peu la chaîne d'articles, on arrive assez rapidement à cette publication sur le site d'information du Dartmouth College (que pour le coup Gameblog a été le seul à citer, les autres sites d'information se contentant de citer l'AFP). Cet article est visiblement le premier dans lequel est fait un raccourci entre l'expression mature-rated, risk-glorifying video games et celle de violent video games, y compris dans une citation des propos mêmes de James Sargent. Il y a fort à penser que cet article (qui sert un peu de communiqué de presse de l'université) soit la source de la confusion initiale. Il est simplement dommage que personne n'ait pris le temps de vérifier le contenu d'origine avant de publier...
Et au-delà de ça, il est dommage que nous soyons encore dans un système où il vous en coûtera 12$ de vérifier le contenu d'un article scientifique dont toute la presse parle. Quand l'objet d'une étude participe d'un débat public, il me semblerait légitime que tout le monde y ait directement accès au plus tôt. 

Et la violence dans tout ça ?

Maintenant, concernant l'effet de la violence dans les jeux vidéo sur nos chers adolescents, il commence à y avoir une littérature assez abondante sur la question. Nous connaissons en France les travaux de Laurent Bègue (qui a tout de même remporté un prix Ig Nobel pour d'autres travaux, ce qui n'est pas rien). Et il n'est pas le seul à s'être penché sur la question.
Sans entrer complètement dans ce débat (parce que d'après mon dernier tour de veille sur le sujet, les meta-analyses [gros recoupements de nombreuses études sur une même question visant à en faire une synthèse] ne tombent pas d'accord et les chercheurs s'affrontent sur les corpus), je noterai que du point de vue de Hull, Brunelle, Prescott et Sargent, il semble établi, avec pour référence la meta-analyse d'Anderson et al. Violent video game effects on aggresion, empathy and prosocial behaviour in Eastern and Western countries, que la pratique de jeux vidéo violents a un effet sur l'agressivité des joueurs, tout en notant que l'effet reste considéré comme faible et son interprétation sujette à caution.
J'aurai tendance personnellement à ne pas chercher à minimiser l'impact possible de jeux violents sur des enfants ou adolescents, c'est pour cela que je suis très favorable à tout système visant à aider les parents à mieux connaître les jeux qu'ils achètent à leurs enfants et à leur faire choisir en connaissance de cause. Mais je n'irai pas jusqu'à la stigmatisation systématique de tous les contenus violents, surtout quand il est apparent qu'ils sont explicitement destinés à des joueurs adultes. Mais nous sortons ici du champ scientifique pour entrer dans celui du débat de société.

Bonus track : comment ruiner sa press-cred en un article et une image

Pour finir, parce que je suis tombé dessus en faisant mes recherches pour ce billet, je ne peux m'empêcher de relever un point qui illustre bien la précipitation et le manque de vérifications qui nuisent quelques peu à la crédibilité de certains sites de presse quand ils parlent de jeu vidéo.
Chers journalistes de l'AFP et de Boursorama (je ne sais pas de qui vient l'erreur), dans la photo accompagnant cet article : le jeu dont il est question sur la photo ne s'appelle pas « Sunset Drive ». Et pour cause, il n'existe aucun jeu à ma connaissance s'appelant « Sunset Drive ». La personne ayant légendé la photo a fait une double confusion : déjà il a du se confondre avec le jeu Sunset Overdrive, qui a bel et bien été présenté à l'E3 (mais dans lequel il n'y a pas a priori pas de mort-vivants). Et surtout, le jeu présenté sur le trailer est en fait Dead Island 2 (attention, vidéo avec des zombies pas joli-joli à regarder dedans).
C'est le genre d'erreurs qui a quand même tendance à pas faire sérieux, je trouve.

samedi 12 juillet 2014

Ode to my family

Attention, ceci n'est pas un billet sur le scientifimse.

Cela fait déjà un long moment que l'on parle de part et d'autre de l'importance des jeux dans l'enseignement et l'éducation - depuis l'antiquité en fait, ce qui n'est pas rien - et l'un de mes sujets scientifiques préféré est celui des jeux "sérieux", destinés spécifiquement à transmettre des messages ou connaissances à ceux qui y jouent.

Dans cette veine je ne peux pas m'empêcher de considérer le jeu des 7 familles comme un jeu sérieux. Sous ses apparences de jeu de carte basé sur la composition de séries (réunir 6 cartes d'un même groupe, soit en les prenant aux autres joueurs, soit en les piochant), c'est un jeu qui transmet une image forte de ce qu'est, ou est censée être la cellule familiale "traditionnelle" (certains diront "patriarcale") : Le père, la mère, un fils, une fille, deux grands-parents (on suppose que les deux autres grands-parents ont disparu de façon tragique et prématurée). Et si le jeu connaît de nombreuses variantes (la version anglaise ne compte que 4 cartes par famille par exemple), elles restent a priori toutes centrées sur le même schéma familial, qui s'il était la "norme" il y a encore quelques décennies n'est plus du tout un schéma absolu.

D'où une idée, un peu naïve certes, de rénover ce jeu en proposant d'autres modèles familiaux, plus représentatifs de la diversité des situations que l'on peut rencontrer de nos jours. Ainsi, à la famille "traditionnelle" (qu'on ne va pas faire disparaitre pour autant), il pourrait être amusant d'ajouter 6 autres familles :
  • la famille "recomposée" : le père, la mère, les deux enfants (fille et fils) que chacun a eu de son coté étant plus jeune, un enfant né de ce nouveau couple, un grand parent.
  • la famille monoparentale : la mère, sa sœur, deux enfants, les grands-parents.
  • la famille à beau-parent : le père, la mère, la belle-mère, les deux enfants, un grand parent.
  • la famille issue d'un mariage gay : maman 1, maman 2, deux grands parents et deux enfants nés par PMA.
  • la famille à enfant unique : avec un seul enfant et plus de grands-parents.
  • la famille sans enfants : monsieur, madame, et leurs 4 parents.
Ce n'est bien sur qu'une idée en vrac. Ces propositions pouvant amplement être améliorées, et d'autres modèles peuvent être mis en place. On pourrait même imaginer un jeu total comportant une douzaine de possibilités de familles et dans lequel on prendrait à chaque partie 7 familles avec lesquelles jouer.
C'est aussi une variante un peu plus "ardue" en ce qu'elle peut nécessiter de mémoriser la structure de chaque famille pour éviter de demander des cartes qui n'existent pas. Mais je ne pense pas que cette gymnastique mémorielle soit dommageable pour les enfants qui y joueraient.

Et surtout cela permettrait de faire prendre conscience tôt aux enfants qu'il existe de nombreux schémas familiaux et qu'ils sont tous "normaux". Le genre de prise de conscience qui me semble-t-il est toujours bon, surtout dans le contexte actuel de luttes et crispations de certains autour des modèles familiaux.

Bien entendu cette idée ne changera pas le monde radicalement, mais ce sera toujours ça. Donc si l'idée intéresse quelqu'un qui a envie de préciser et dessiner les cartes, foncez, c'est cadeau.

Sinon cela m'aura toujours donné prétexte à refaire un billet ici.

PS : si ça se trouve un jeu de ce type existe déjà, mais lors de ma rapide veille je n'en ai pas vu. Si quelqu'un en connait déjà un, je veux bien un lien.

mardi 4 mars 2014

Like a rolling stone

S'il y a un jeu en ce moment qui déchaîne plus les foules que Twitch Plays Pokemon, il s'agit bien de Hearthstone, le nouveau coup de génie de Blizzard, qui adapte magnifiquement les mécanismes de freemium au jeu de carte à collectionner.
Pour celles et ceux qui ne connaissent pas encore ce jeu, qui est actuellement en bêta ouverte (ce qui veut dire que vous pouvez y dépenser de l'argent alors qu'il n'est pas fini), il s'agit d'un jeu de cartes à collectionner, qui tourne actuellement sur PC et prochainement sur iOS et Android. Le jeu reprend les mécanismes de bases du célèbre Magic : l'Assemblée (le jeu qui a ruiné des milliers d'adolescents dans les années 90) en y remplaçant la notion de « couleur » par des classes de personnages et en ancrant le tout dans l'univers de Warcraft, grosse licence s'il en est. Si vous voulez avoir plus de détails, toute la presse spécialisée en parle, par exemple ici, ici, ou encore .

Le principe même du jeu se basant sur l'acquisition et la collection de cartes (dont l'efficience dépend de leur rareté), les différents sites d'explications et de tutoriels se sont rapidement emparés de la question et surtout de la façon la plus efficace de dépenser son or virtuel acquis au fil des parties afin de maximiser l'augmentation de sa collection (parce que, soyons sérieux, on ne va quand même pas dépenser de vrais euros pour acheter des cartes qui ne sont même pas imprimées sur du carton, si encore Blizzard acceptait les paiements en bitcoin). Faut-il dépenser 100 pièces d'or pour acheter un paquet de cartes, ou en dépenser 150 pour accéder à l'arène (un mode de jeu particulier, proposant ses propres récompenses) et remporter un paquet de cartes + un lot complémentaire (en fonction de ses résultats). Comme on dit au théâtre : la presse est unanime, et recommande l'arène « qui est un peu plus chère, mais offre un peu plus de récompenses » sans jamais quantifier précisément lequel des « un peu plus » est le plus élevé des deux.
En réalité, ce n'est pas si simple, et c'est ce que nous allons voir dans ce billet.

Mettons ici de coté la notion oh combien triviale de « plaisir de jeu » afin de nous concentrer sur ce qui semble préoccuper l'essentiel des joueurs : obtenir au plus vite le plus grand nombre de cartes possible. Si l'on souhaite aborder Hearthstone dans cette optique, nous nous retrouvons finalement face à un système de production qui permet par diverses opérations de transformer le temps de jeu en cartes, en passant par des produits intermédiaires que sont l'or et la poussière.
Si les cartes sont l'objectif, la ressource clé pour les obtenir, c'est l'or (la poussière servant dans une moindre mesure). L'or s'obtient principalement par les parties en joueur contre joueur (qu'elles se déroulent en mode non classé, classé ou en arène). 3 victoires JcJ rapportant 10 pièces d'or, nous pouvons de base considérer qu'une partie est un processus permettant à deux joueurs de produire collectivement 3,33 pièces d'or, qui iront au joueur remportant la partie. Les quêtes journalières permettent elles aussi d'acquérir de l'or, en augmentant de façon substantielle la productivité d'une partie, sous peu que soient remplies des conditions particulières. Les poussières (qui s'obtiennent en détruisant des cartes de sa collection ou via des matchs d'arène) permettent elles de créer une carte précise contre un coût plus ou moins élevé (en fonction de la rareté de la carte). Si les poussières sont utiles pour finir d'obtenir une ou deux cartes précises nécessaires dans la composition d'un deck, elles ne sont pas un instrument de farming vraiment satisfaisant.

Si amasser de l'or via des parties JcJ est une tache simple (enfin, sous réserve d'effectivement gagner des parties, mais le matchmaking du jeu est plutôt bien fait pour ça, et sinon vous n'avez qu'à jouer prêtre), le point crucial et stratégique est de choisir quoi faire de son or : achat direct de booster ou arène ?
L'achat de booster est une solution simple et facile à étudier : un booster coûte 100 pièces d'or et rapporte 5 cartes aléatoires, dont au moins une est de qualité rare ou supérieure. L'arène présente des possibilités plus complexes : l'accès à l'arène coûte 150 pièces d'or, le joueur doit y choisir une classe parmi 3, puis construire un jeu à partir de cartes tirées de façon aléatoire parmi toutes celles accessibles à la classe en question (que le joueur possède ou non les cartes concernées). Le joueur doit alors jouer plusieurs parties JcJ avec ce jeu, contre d'autres joueurs placés dans les mêmes conditions, jusqu'à cumuler 3 défaites ou 12 victoires. Le nombre de victoires obtenues à la fin de la série de matchs lui permet d'empocher un lot comprenant quoi qu'il en soit au moins un booster de cartes, plus un bonus pouvant prendre la forme d'or, de poussières, de cartes rares ou de boosters en plus.
L'accès à l'arène coûtant plus cher que l'achat simple d'un booster (150 P0 contre 100), la question est donc de savoir à partir de quel nombre de victoires la récompense obtenue en arène est suffisamment intéressante pour couvrir le surcoût. Pour cela il faut étudier les espérances de gain relatives à chaque niveau de performance (que peut-on gagner en moyenne en fonction de son nombre de victoires).
Le tableau fourni ici par Millenium, nous donne le détail des gains possibles, avec les fourchettes de résultats dans le cas de montants aléatoires. A partir de ce tableau, nous pouvons donc lister l'espérance de gain (aka le gain moyen) pour chaque résultat (le tout converti en équivalent or):
  • 0 victoire : 127,5 PO.
  • 1 victoire : 140 PO.
  • 2 victoires : 142,5 PO
  • 3 victoires : 155 PO
  • 4 victoires : 170 PO
  • 5 victoires : 200 PO
  • 6 victoires : 250 PO
  • 7 victoires : 280 PO
  • 8 victoires : 320 PO
  • 9 victoires : 400 PO
  • 10 victoires : 450 PO
  • 11 victoires : 540 PO
  • 12 victoires : Encore plus que ça

En suivant bien le tableau, on peut donc noter qu'en réalité l'arène n'est rentable que si vous atteignez de manière stable les 3 victoires ou plus par participation. Et ça tombe bien, puisque (Blizzard n'étant pas un lapin de 3 semaines) 3 victoires, c'est juste un peu plus que la moyenne de victoires possibles sur l'ensemble des joueurs.
En effet, l'arène étant en joueur contre joueur, le nombre global de victoires et de défaites s'équilibre (pour qu'un joueur remporte une victoire, il faut bien qu'un autre subisse une défaite en face). Or, le nombre moyen de défaites subies par joueur est légèrement inférieur à 3 (la plupart des joueurs subissent 3 défaites, et sont ainsi éjectés de l'arène, et une petite minorité de joueurs d'élite atteignent eux le top de 12 victoires avec 0, 1 ou 2 défaites). Ainsi, sur l'ensemble des joueurs au monde, l'arène n'est pas profitable (de peu).
Qu'est-ce que cela implique pour le joueur qui hésite sur comment utiliser au mieux son or ? Et bien que la question n'est pas aussi tranchée que certains l'annoncent, et que tout dépend de son niveau relatif aux autres joueurs. Si vous êtes capable de vous situer à une moyenne d'au moins 3 victoires par participation, alors l'arène est intéressante. Mais cela signifie que vous êtes au moins un joueur de niveau intermédiaire, par rapport aux autres joueurs participant à l'arène.
Il est donc déconseillé à un débutant (qui connaît encore mal les classes et les cartes expert) de tenter l'arène tout de suite : tout ce qu'il réussira sera de se faire farmer par des joueurs plus expérimentés que lui, et gaspillera en partie son or. L'arène ne peut être une stratégie d'acquisition de cartes efficace qu'une fois un certain niveau obtenu. Et ce niveau est difficile à situer dans l'absolu, car il s'agit d'un niveau relatif par rapport aux autres joueurs. Plus les autres progressent, plus il sera difficile de tenir la route en arène. Et si des joueurs débutants renoncent à l'arène suite à mes précieux conseils, cela veut dire que ceux de niveau juste au-dessus vont devenir les nouveaux « joueurs faibles », et auront intérêt à décrocher aussi. Comme dans toute situation de compétition, être bon ne suffit pas, il faut être meilleur que ceux en face, et ils n'ont pas l'intention de vous laisser l'emporter facilement, parce que eux aussi veulent or, cartes et gloire.
Dans l'absolu, attendez de connaître l'ensemble des classes du jeu et comment les jouer (par exemple, en les montant toutes au niveau 10), avant de vous essayer sérieusement à l'arène. Avant ça, vous n'êtes pas le chasseur, vous êtes le gibier, et vous ne ferez que contribuer à la collection de ceux qui ensuite vous sortiront leurs légendaires en matchs classés.

Bien entendu, certains me répondront que eux sont des winners et que le risque est négligeable et la promesse de gain largement assez élevée pour qu'ils tentent le coup quand même (comme à la bourse quoi). Si vous êtes vraiment de bons joueurs, foncez. Mais autrement, ne misez pas sur un coup de chance : un coup de chance, ça marche sur un nombre faible de tentatives. Or vu la quantité de boosters nécessaires pour obtenir toutes les cartes de ses rêves (même avec des tirages parfaits et sans cartes en triple, comptez 300 boosters au bas mot pour avoir la totalité des cartes jouables en 2 exemplaires), on se situe bien plus dans une logique d'itérations nombreuses qui annule « l'effet chance » ou en tout cas le réduit très fortement.

Et pour finir : tout ceci n'a de sens que si votre but premier est de collectionner les cartes le plus vite possible. Si le principe de l'arène vous amuse et que vous prenez du plaisir à y jouer, alors ne vous refrénez pas. L'arène, malgré son coté aléatoire parfois très frustrant, a au moins un mérite : une fois dedans, seul le skill compte, pas le portefeuille, fusse-t-il virtuel. Et dans un freemium mettant autant l'accent sur le pay-to-fast, c'est plus qu’appréciable.

jeudi 17 octobre 2013

Papers, please

Selon une étude américaine, la plupart des études américaines seraient à prendre avec des pincettes. Si l'ironie de la formulation prête à sourire, elle met tout de même le doigt sur un soucis récurrent dès que la presse généraliste reprend des résultats d'études scientifiques : approximations, exagérations, détournements en cascade. Être journaliste n'est pas un métier facile, et être journaliste scientifique encore moins.

Et le fait est que l'on voit fleurir sur internet des articles construits sur la base de « par rapport à ce sujet d'actualité, une étude vient de montrer que », on en trouve sur la violence dans les jeux vidéo, sur les comportements addictifs, sur l'efficacité des méthodes d'enseignement... et très souvent, les articles en question sont de tristes mensonges. Par manque d'expérience scientifique, ou par volonté de dénicher du sensationnel, les journalistes arrangent les résultats, les comprennent de travers, ou les sacralisent plus que de raison.
Il faut comprendre que la recherche est une œuvre difficile, et que si elle vise d'un point de vue global à atteindre une compréhension claire et parfaite du monde dans lequel nous évoluons, le processus fonctionne souvent par essais, erreurs, et corrections. En cela, il ne faut jamais voir un article scientifique comme une preuve irréfutable (surtout dans les domaines « expérimentaux » de la sociologie, économie, psychologie, etc.) mais plus comme un élément de réflexion, qui sera repris, décortiqué, critiqué, parfois réfuté par d'autres chercheurs avec le temps. La recherche n'est pas le fait de quelques grandes figures qui publient des vérités irréfutables, mais d'un travail de fourmi, très progressif.
Il est donc toujours très risqué de simplement reprendre un article scientifique et d'en faire une nouvelle de type « des chercheurs ont démontré que », surtout sur un sujet brûlant où études et contre-études vont s'affronter pendant des années, parfois des décennies. Et il est encore pire de reprendre un article scientifique si on est pas armé pour le relire de façon critique.

Justement, cette semaine, le Huffington Post nous a joyeusement offert un magnifique exemple de « la science vient de démontrer que » sur un sujet terriblement d'actualité : les jeux vidéo et la culture du viol. Et cet article réussit à cumuler tout ce qui ne va pas dans la catégorie « presse qui parle de science », à tel point que je n'ai cette fois-ci pas pu me retenir de le déconstruire pour pointer ce qui n'y va pas, et ce qui ne va pas dans nombres d’articles du même type, quelque soit leur sujet.
Avant de commencer je me permettrai tout de même une précision : ce qui est gênant dans cet article, c'est la façon dont il reprend et détourne une étude scientifique pour asseoir son propos. Le sujet traité lui est très sérieux. La culture du viol est un vrai problème, pas un fantasme de féministes, et Crêpe Georgette vous l'expliquera beaucoup mieux que je ne saurais le faire. La question des représentations féminines (et masculines aussi) dans les jeux vidéo est un vrai débat, traité abondamment par certaines personnes comme Anita Sarkeesian et Mar_lard (et à titre personnel, je suis tout à fait pour des personnages plus variés et moins stéréotypés et sexualisés dans les jeux auxquels je joue, ceux qui veulent juste se rincer l’œil ont déjà tout internet à leur disposition pour ça).

Ceci étant posé, prenons par le menu :
Lisez ces trois articles (oui, il y en a deux en Anglais, mais on ne va pas s'arrêter à ça) et on va pouvoir commencer.

Ce que dit le Huffington Post

 

L'article du Huffington Post (Jeux vidéo : comment ils renforcent la culture du viol, de Marine Le Breton) commence par poser son sujet et le remettre en contexte : de la preview de Tomb Raider par feu Joystick qui avait allumé la mèche il y a un an aux différents billets importants sur le sujet, le soucis de la représentation des femmes dans le jeu vidéo (princesses à sauver ou héroïnes sexy), le fait qu'il y a autant de joueuses que de joueurs à l'heure actuelle. Jusque là rien à redire.
Là où ça fait tache, c'est quand l'auteur aborde « l'étude scientifique qui démontre que les jeux vidéo alimentent la culture du viol ». L'auteur en dit en effet les choses suivantes :
Selon ses résultats, publiés dans la revue Computers and Human Behavior, la conception des personnages de jeux vidéo jouerait un rôle dans l'image que les filles ont de leur corps ainsi que sur l'acceptation de ce qu'on appelle aujourd'hui la culture du viol.
Plus le personnage est sexualisé, plus la culture du viol est intériorisée.
Les joueuses doivent, a posteriori, évaluer une série d'affirmations sur une échelle de 5 (de vraiment pas d'accord, à vraiment d'accord), telles que "Dans la majorité des viols, la victime a des mœurs légères ou une mauvaise réputation" ou encore "Les femmes qui se font violer en faisant du stop n'ont que ce qu'elles méritent". Les résultats sont inquiétants. Les femmes qui ont joué des avatars très sexualisés avaient bien plus tendance à être en accord avec ces affirmations que les autres.

 

Ce que dit vraiment l'étude


L'étude (The embodiment of sexualized virtual selves: The Proteus effect and experiences of self-objectification via avatars, de Jesse Fox, Jeremy N. Bailenson et Liz Tricase), publiée chez Elsevier (une grosse machine de l'édition scientifique) s'intéresse effectivement à la façon dont le design de l'avatar d'une personne va influer sur son comportement en ligne et IRL, travail qui se situe dans la lignée de l'étude du Proteus Effect identifié par Yee et Bailenson en 2007 et précisé en 2009. L'étude veut étudier deux hypothèses : (H1) le fait d'endosser un avatar sexy pousse à avoir des pensées plus tournées vers son propre corps (ce qui, en se basant sur des travaux antérieurs, serait identifié comme une marque d'objectivation de soi) et (H2) le fait d'endosser un avatar sexy pousse à être davantage d'accord avec la culture du viol.
L'étude repose sur un protocole simple : 86 participantes sont classées en 4 groupes (de 19 à 23 participantes chacun, ça a son importance) et sont immergées dans un environnement virtuel, Occulus Rift à l'appui (pour renforcer l'aspect immersif). Chaque participante suivra une immersion en deux phases : se retrouver face à un « reflet » de son avatar (pour bien intégrer son apparence) et ensuite interagir dans l'environnement virtuel avec un homme suivant un script (actions et texte) prédéfini (par contre je n'ai pas trouvé de précision sur le contenu du script). Après l'immersion, les participantes doivent remplir un questionnaire dans lequel elles doivent évaluer leur avatar (est-il sexy ? est-il habillé de façon suggestive ? vous ressemble-t-il ?) la qualité de l'immersion, et jauger une série de 11 affirmations liées à la culture du viol. Toutes les réponses sont basées sur une échelle allant de 1 (pas du tout d'accord) à 5 (je confirme fortement). Finalement, après une phase de pause, les participantes devaient ajouter quelques phrases libres sur leurs pensées courantes (afin d'y détecter des pensées tournées vers leur propre corps et leur objectivation).
L'intérêt de l'expérimentation repose sur le fait que chaque groupe va se voir exposé à un type d'avatar différent, en faisant varier deux paramètres : avatar habillé « normalement » ou de façon « suggestive » (illustrations présentes dans l'article pour vous aider à visualiser) et avatar ressemblant (personnalisé d'après une photo de la participante) ou lambda. On a donc un groupe de « sexy-ressemblant », un de « sexy-non ressemblant », un de « non sexy-ressemblant » et un de « non sexy-non ressemblant ». L'idée est donc de classer les réponses aux questionnaires en fonction des groupes étudiés, et de voir si des différences de résultats significatives apparaissent. Et des résultats, il y en a, sur les deux hypothèses de départ :

Concernant objectivation de soi

L'étude montre que les deux groupes affectés à des avatars habillés de façon suggestive avaient tendance à exprimer plus de pensées liées à leur propre corps (moyenne 0,86 / écart type 1,24) que ceux liés à des avatars habillés de façon plus « conventionnelle » (moyenne 0,27 / écart type 0,59). Le fait de jouer à un jeu impliquant un avatar sexualisé ou hyper-sexualisé pousserait donc à une plus grand objectivation de soi.

Concernant l'acceptation de la culture du viol

L'étude montre ici que les groupes ayant endossé un avatar plus ressemblant exprimaient un plus grand accord avec les mythes liés à la culture du viol (moyenne 1,89 / écart type 0,51) que ceux ayant endossé un avatar lambda (moyenne 1,64 / écart type 0,42). Les auteurs de l'étude confirment eux-mêmes que l'apparence « sexy » ou non de l'avatar n'a pas eu d'influence sur le résultat, le groupe « sexy-non ressemblant » étant d'ailleurs celui chez qui les mythes en question sont le moins exprimés (moyenne 1,54, écart type 0,36). Le fait de jouer à un jeu impliquant un avatar ressemblant pousserait donc à davantage approuver les mythes liés à la culture du viol, le fait que l'avatar soit sexualisé n'aurait pas d'influence (mince, le Huffington Post affirme justement le contraire).
Il est aussi intéressant de remarquer que sur l'ensemble des groupes, on reste sur des scores relativement bas. L'échelle allant de 1 (pas du tout d'accord) à 5 (tout à fait d'accord), des moyennes entre 1,64 et 1,89 montrent une population qui est globalement en désaccord avec les mythes en question. Même si ce n'est pas ici l'objet de l'étude, j'aurai tout de même tendance à trouver ce score en lui-même plutôt rassurant.

Les limites de l'étude

L'étude pose en réalité des problèmes sur deux aspects : la taille des groupes, et une présomption de type « s'il y a différence à la fin, c'est forcément dû à la phase d'immersion virtuelle ». Plus particulièrement ici, on observe une combinaison des deux effets qui doit pousser à faire attention.
Chacun des groupes compte une vingtaine de personnes, et c'est peu. Dans ce type d'expérimentation, cela implique que les réponses individuelles d'une participante peuvent être suffisantes pour faire basculer le résultat (en gros, il suffit qu'une participante dans un groupe note tous les items à 5 pour faire monter la moyenne de son groupe de 0,25 points, ce qui peut être suffisant pour faire apparaître ou disparaître un écart significatif). La question de la taille des groupes est un problème récurrent dans les études de terrain. Il est souvent très difficile (pour des questions d'organisation, de moyens, et de « on a 3 mois pour faire cette étude et pondre un papier si on veut tenir notre seuil de productivité scientifique) de mener des études avec des groupes d'ampleur suffisante pour pouvoir en retirer de vraies statistiques (rappel : un sondage national se base généralement sur un échantillon de 1000 personnes, et on remet déjà régulièrement en cause leur pertinence). C'est pour cela que bien souvent sur une question donnée, la communauté scientifique attend qu'un nombre élevé d'études similaires (dans le protocole, pas dans les résultats) aient été publiées pour en faire des synthèses et des meta-analyses (qui couvrent donc des échantillons cumulés qui atteignent des dimensions beaucoup plus intéressantes).
Le second problème est à mon sens dans le protocole : il n'y a qu'une évaluation, après la phase d'immersion virtuelle, et les auteurs partent du présupposé que s'il y a écart dans les résultats, ce sera forcément du à l'influence de la phase d'immersion virtuelle. Outre que ce présupposé oublie le célèbre « corrélation n'est pas causalité », ce parti pris ne pourrait être viable que si le nombre de participants à l'étude était très élevé, permettant de déduire que les échantillons sont statistiquement homogènes au départ concernant la question de la culture du viol. Avec des échantillons aussi réduits, il suffit qu'un groupe comporte deux ou trois personnes qui au départ sont déjà totalement imprégnées par la culture du viol (ou à l'opposé deux ou trois qui soient déjà informées du sujet et donc moins enclines à approuver ces mythes) pour assurer dès la constitution des échantillons qu'il y aura un écart (involontaire pour le coup) dans les résultats obtenus (ce qu'on appelle dans le jargon « observer du bruit »).
C'est d'autant plus remarquable qu'ici le propos de l'article est quand même particulièrement alarmant : selon les auteurs, une phase d'immersion virtuelle (qui a dû durer a priori entre 15 minutes et un heure) suffirait à infuser celui ou celle qui s'y adonne de présupposés sur la culture du viol (qui est bien un phénomène de « culture » : un ensemble de préjugés et d'aprioris qui finissent par fausser la vision que l'on a du monde parce qu'on y baigne constamment depuis des années et des années). J'espère sincèrement, pour le salut de l'humanité, que nous ne sommes pas influençables à ce point (sinon on va voir se monter des « thérapies » idéologiques à base de quelques séances de jeu de 15 minutes et on aura l'air malins).

On peut en tout cas noter que ce qui ressort de l'étude («  jouer à un jeu impliquant un avatar sexualisé ou hyper-sexualisé pousserait donc à plus grand objectivation de soi » et «  jouer à un jeu impliquant un avatar ressemblant pousserait donc à davantage approuver les mythes liés à la culture du viol » ne correspond pas à ce qu'affirme le Huffington Post. L'article du Post est donc faux, et le simple fait de lire correctement le résumé de l'étude aurait du suffire à éviter cette faute. En fait, si on se base sur l'étude en question, des jeux mettant en scène des avatars hyper-sexualisés et trop fantasques pour ressembler à la personne qui joue, comme Tomb Raider (les anciens, pas celui de 2013) ou Bayonetta, présenteraient moins de risques en termes d'acceptation de la culture du viol que ceux qui permettent de jouer un personnage moins sexualisé mais ressemblant (comme Skyrim). Voila qui pourrait relativiser pas mal de présupposés (mais le propos de « prendre des pincettes » marche dans les deux sens : évitons les conclusions hâtives et attendons que d'autres études abordent la question)

A présent, il ne faut pas être dupe : on peut très certainement trouver le même genre de fautes et de reprises approximatives dans beaucoup d'articles voulant « reprendre des publications scientifiques », y compris ceux qui viennent nous expliquer que le jeu vidéo est bon pour les enfants et permettrait de sauver le monde. Slate.fr a fait d'ailleurs en août dernier un billet sur l'étude américaine qui décrédibilise les études américaines. Tout ce courant à base de « on a trouvé un papier scientifique qui affirme un truc, dépêchons-nous de faire un article dessus sans le revérifier ».
Pour se sortir de ce phénomène (que personnellement je trouve inquiétant, mais c'est peut-être mon coté scientifique psychorigide), il n'y a pas trente-six solutions : quand un article parle d'une étude scientifique, ne le prenez pas pour argent comptant. Vérifiez systématiquement s'il cite sa source, et allez la lire, avec un œil critique. Oui, c'est généralement de l'anglais, oui, c'est du vocabulaire scientifique, et oui, ça demande de réfléchir à ce qu'on lit et pas de simplement avaler et intégrer le propos. Mais vous verrez que votre compétence en « lire des articles scientifiques » va très vite progresser si vous vous exercez. Si vous constatez une erreur de reprise, ou une étude source peu convaincante (taille d'échantillon, protocole, conclusions hâtives), signalez-le systématiquement au journaliste qui l'a repris sans faire attention. A force de pointer leurs erreurs à ceux qui en font, ça devrait finir par rentrer, et les pousser à être plus vigilants.
Et ne réservez pas ce regard critique aux seules études qui vous déplaisent, il ne faut pas entrer non plus dans le biais de confirmation (qui consiste à ne tenir compte que des études qui vont dans le sens de nos aprioris). Quand on veut entrer dans un véritable questionnement scientifique, il faut être prêt à voir toutes ses connaissances et convictions remises en cause.

Bien entendu, cette démarche critique ne peut fonctionner que si le grand public a effectivement accès aux études concernées. Pour le coup c'est une chance que les auteurs de l'étude en question l'ait republiée de leur coté, parce que la version d'origine disponible chez Elsevier coûte 19,95$ (ouaip, 19,95$ pour un article de 10 pages, et après vous allez vous plaindre que la musique et les films sont chers). Je parlais il y a quelques temps de l'importance de sortir de cette main-mise des éditeurs scientifiques sur les publications de chercheurs, et voici ici un exemple criant de l'importance de l'open access pour la diffusion scientifique. Il ne peut y avoir de science que publique, critiquable, et accessible à tous.

Bonus track : l'Effet Proteus


Pour finir, et en revenir une dernière fois aux approximations scientifiques du Huffington Post, un retour sur un autre paragraphe, qui parle lui de l'effet Proteus :
Parce que des études ont montré que plus le personnage joué ressemble au joueur, plus il a une influence sur la vie réelle de la personne. Selon une étude de 1972 détaillée dans celle de Stanford, on infère nos croyances et attitudes des comportements qu'on observe. C'est ce qui s'appelle "l'effet Proteus".
Ce paragraphe est en fait symptomatique de tout ce qui ne va pas dans cet article, puisqu'il fait un mélange complet entre deux études différentes, pour en ressortir un propos qui au final n'a pas de sens.
L'effet Proteus est donc en psychologie un phénomène selon lequel un individu endossant un avatar dans un environnement virtuel adapterait son comportement en fonction de l'apparence de l'avatar en question, il s'agit d'un phénomène identifié en 2007 par Nick Yee et Jeremy Bailenson (le même que dans l'étude détaillée plus haut) dans The Proteus Effect: The Effect of Transformed Self-Representation on Behavior publié dans la revue Human Communication Research. Les travaux de 1972 auxquels il est fait référence sont plus vraisemblablement ceux sur la théorie de la perception de soi de Daryl J. Bern (disponibles ici). Il est évident que les travaux de Yee et Bailenson se placent dans la lignée de ceux de Bern, vu qu'ils s'intéressent à la perception qu'une personne aura d'elle-même en fonction du contexte dans lequel elle évolue. Mais il s'agit bien de travaux distincts, menés par des chercheurs différents, à 35 ans d'écart. Bern n'a pas employé les termes d'effet Proteus en 1972, et pour cause : il aurait eu du mal à étudier la ressemblance de l'avatar au joueur, vu qu'en 1972, l'avatar le plus couramment employé dans le jeu vidéo était une barre verticale de quelques pixels de hauts.
Donc affirmer en un paragraphe que l'Effet Proteus est le nom d'un phénomène identifié lors d'une étude effectuée en 1972 sur le lien entre avatar et joueur dans un jeu vidéo est juste une énormité qui aurait pu être évitée si l'auteur de l'article avait fait plus attention à ses sources et à sa formulation. Mais visiblement au Huffington Post, ça n'a pas choqué qui que ce soit.

vendredi 11 octobre 2013

Weird Science


C'est la Fête de la Science ! Depuis mercredi la science et la recherche sont fêtées à travers tout le pays ! Les événements s’enchaînent ! Les prix Nobel pleuvent ! Les expositions et les conférences s'alternent sur un rythme intarissable ! Partout chercheuses et chercheurs sont célébrés et se voient offrir fleurs et cadeaux par des citoyens inconnus mais néanmoins reconnaissants, et le pays entier prend conscience de l'importance de la science et de la recherche dans notre société !

Ou en tout cas, on aimerait que ça se passe comme ça (surtout pour les fleurs, on n'offre jamais assez de fleurs aux scientifiques).

Le fait est qu'alors que notre pays fête la recherche et la science cette semaine, il peut être de bon ton de se demander, ou de se rappeler, ce que sont science et recherche. Parce que comme pour beaucoup de sujets, nous avons parfois tendance à beaucoup en parler sans vraiment les définir, ou en tapant à coté. Voici donc un petit billet Fête de la Science pour aider à démêler toutes ces notions.

Pour commencer, une première révélation : la science, ce n'est pas l'innovation.

C'est embêtant parce que ce terme d'innovation, on l'entend partout ces dernières années, surtout dans les discours politiques. Nos universités sont innovantes. Nos entreprises sont innovantes. Notre gouvernement finance des projets innovants. L'innovation va nous sortir de la crise. L'innovation va relancer la compétitivité. L'innovation va hisser nos universités dans le haut des classements internationaux. L'innovation va apporter la richesse, la paix, et le retour de l'être aimé.

Outre le fait que, commel'a bien expliqué Alexandre Delaigue, l'innovation n'implique pas forcément un avantage économique notable, il est inquiétant de voir la classe politique toute entière s’engouffrer dans ce qui est indéniablement une vision étroite et limitée de ce que sont la science et la recherche, en les réduisant toutes deux à leur seul aspect industrialisable. L'innovation, c'est la vision la plus applicative de la recherche, c'est la partie directement réutilisable sous forme de progrès technique, de nouveau produit, d'amélioration de la productivité. C'est certainement quelque chose de positif, mais ce n'est qu'un produit secondaire de la recherche, pas son objet direct.
Cette restriction de sens n'est pas anodine, elle est malheureusement symptomatique d'une classe politique qui a souvent beaucoup de mal à appréhender ce qu'est la recherche (rien à voir bien entendu avec le fait que cette classe politique soit essentiellement issue de « grandes » écoles et compte peu de personnalités ayant eu l'occasion de se frotter véritablement à la recherche pendant leurs jeunes années). C'est un peu comme si d'un coup l'éducation nationale se trouvait réduite à la question de la formation professionnelle : ça en fait partie, il ne faut pas le perdre de vue, mais ce n'est pas tout, et la restriction de sens conduit inévitablement à des choix politiques que l'on peut trouver très contestables.

Donc la science c'est quoi ?

C'est simple, la science, c'est la connaissance.
(d'ailleurs science vient du latin scientia, qui se traduit par connaissance, c'est simple je vous dis)

La science représente notre connaissance du monde, dans tous ses aspects. C'est la somme de tout ce que nous savons collectivement, qu'il s'agisse de science naturelle, technique, humaine, inhumaine, sociale, juridique, etc. La science est un ensemble vaste, très vaste, que nous avons tendance à découper en disciplines afin d'en faciliter la compréhension et la diffusion (mais passé un certain niveau on réalise bien vite que les frontières des disciplines sont souvent imparfaites et parfois superflues). La science n'est pas un dogme, une opinion ou une idéologie, mais bien un ensemble de faits, observés et observables, et d'explications, étudiées et éprouvées par des milliards d'individus depuis plusieurs dizaines de milliers d'années. Cette connaissance apporte parfois son lot de progrès technologique, ou humain, mais ce n'est pas automatique. Il arrive parfois que des années s'écoulent avant qu'une connaissance donnée soit appliquée de façon à générer un produit innovant, ou que certaines connaissances n'aient aucune mise en application « concrète ». Mais chaque connaissance nous apporte un peu plus de compréhension sur l'état et le fonctionnement de l'univers dans lequel nous vivons.
En rapport à cela, la recherche n'est pas juste la conception de nouveaux process industriels ou produits, mais la création (ou parfois l'exhumation) de connaissance. C'est un processus par lequel on alimente la science de connaissances nouvelles, vérifiées et étayées, diffusables à toutes et tous. Bien entendu cette connaissance nouvelle peut trouver des applications créatives qui feront le bonheur de certains et la fortune d'autres. Le progrès scientifique se traduit globalement par un progrès économique et sociétal. Mais même en dehors de ces applications, chaque connaissance créée est une richesse en soi que nous partageons librement. Le soucis étant qu'il est généralement extrêmement difficile de chiffrer la valeur d'une connaissance (même si certains partis en mal d'idées veulent privatiser cette fameuse « économie de la connaissance », comme si restreindre l'éducation à ceux qui ont des moyens financiers allait améliorer l'état du pays), surtout au moment où elle apparaît. Cette difficulté d'estimation est entre autres ce qui contribue, surtout en période de crise, à inciter les instances qui nous financent et dirigent, à se focaliser uniquement sur les aspects les plus immédiatement monétisables de la recherche, ceux dont les retombées financières sont les plus directes.

Et cette connaissance, même si elle est par nature insaisissable et immatérielle, possède un cycle de vie. Un élément de connaissance « naît » (quand il est découvert), vit, se répand, évolue (quand il est précisé, remanié, raffiné ou parfois même réfuté par d'autres scientifiques) et parfois meurt (s'il ne reste plus personne pour s'en souvenir, ni de support pour le conserver et le transmettre). Il est donc important, pour que la connaissance vive, qu'elle soit partagée, au maximum. Le pire qui puisse arriver à la recherche mondiale serait que ses résultats ne circulent que dans une poignée d'initiés, ceux qui font la recherche et échangent entre eux présentations et articles scientifiques.
C'est d'ailleurs là que nous retrouvons l'un des buts premiers de l'université : créer et diffuser la connaissance. Le rôle des enseignants-chercheurs n'est pas tant de trouver des financements de projets et établir des statistiques d'insertion professionnelle que de créer de la connaissance (par la recherche) et la diffuser (par l'enseignement). Ce faisant, ils assurent que les connaissances nouvelles issues de la recherche seront transmises à des générations d'étudiants, qui pourront les mettre en application ou les transmettre à leur tour. Et parmi ces étudiants s'en trouveront qui se baseront sur les connaissances ainsi acquises pour créer de nouvelles connaissances, les diffuser, et alimenter ainsi le cycle.
Il est par conséquent inquiétant de voir que trop souvent nos universités récompensent mal les missions d'enseignement, en faisant trop souvent un « mal nécessaire » à évacuer vite fait pour pouvoir se consacrer pleinement à la recherche. Il est inquiétant aussi de voir des établissements d'enseignement supérieur n'avoir aucun lien avec la recherche, se contentant de faire de la formation « scolaire » et « professionnelle » en accusant parfois des années de retard sur les états de l'art des domaines enseignés. Tout comme il est inquiétant de voir des laboratoires entiers se monter dans des structures qui ne participent pas à l'enseignement universitaire, et donc créent de la connaissance, mais ne la diffusent pas, ou trop peu. Il est indispensable pour que la science vive de la partager au maximum, et aussi de former les jeunes générations à la pensée scientifique. Trop souvent à présent nous voyons arriver des étudiants qui confondent connaissance, opinions, idéologies, points de vue et dogmes. Et plus nous séparerons les activités d'enseignement et de recherche, plus nous tenterons de faire des études supérieures une simple phase de formation technique et professionnelle (comme si l’université était responsable de la crise et du chômage), moins nous serons efficaces dans ce qui touche à la création et diffusion de connaissance nouvelle et d'une véritable pensée scientifique.

Donc en cette période de Fête de la Science, ne perdons pas de vue ce que nous fêtons. Nous ne fêtons pas de grandes personnalités qui ont fait avancer l'humanité, nous ne fêtons les derniers prototypes d'objets innovants qui vont envahir notre quotidien, nous ne fêtons pas des expériences très démonstratives mais qui ont parfois pour le public l'allure de tours de magie. Nous fêtons l'idée de connaître et comprendre le monde dans lequel nous vivons, et de le découvrir chaque jour un peu plus.

Bonne fête.