Pendant mes jeunes
années, il m'arrivait, entre deux parties de jeu de rôle, de
fréquenter l'université à laquelle j'étais inscrit. Histoire de
passer les contrôles et examens de rigueur d'une part, et de
rassurer certains de mes enseignants de l'époque sur le fait que non
ils n'avaient pas besoin de signaler ma disparition à la
maréchaussée (j'avais des enseignants très prévenants, vraiment).
Comme beaucoup de
rôlistes, j'avais également le bon goût d'afficher publiquement ma
participation à des loisirs non reconnus par la Convention de Genève
par quelques fantaisies vestimentaires, parfois plus ou moins
discrètes. Je passerai aujourd'hui sur le genre de réactions que
peut provoquer le fait de porter une bourse de dés à la ceinture ou
de se pointer en amphi avec une chemise à lacets, même si cela
provoquait parfois des situations... intéressantes. L'une de ces
fantaisies fut ainsi de porter pendant une période assez prolongée
un pendentif en forme de croix ansée autour du cou.
La croix ansée, ou ânkh,
est à l'origine un symbole issu de la mythologie égyptienne.
Représentant la vie, et par extension l'immortalité, il était
associé aux représentations de divinités, marquant leur statut. De
nos jours, de par son origine mythologique et sa symbolique
(l'immortalité), l'ânkh a été récupérée dans l'iconographie de
plusieurs groupes de metal, de courants gothiques et de jeux de rôles
(dont le très bon Vampire : La Mascarade, qui occupait une
bonne partie de mon temps libre d'alors). Je portais donc cette croix
clairement plus pour sa symbolique contemporaine (et pour des raisons
esthétiques) que par ferveur envers les dieux de l'ancienne Égypte.
Mais quel ne fut pas un
jour mon désarroi de me faire prendre à partie par un gardien de
l'université au sujet du pendentif en question. Mais oui jeune
homme ! Il est interdit de porter ce genre de choses dans un
établissement d'enseignement ! C'est un symbole religieux
voyons ! Il y a des lois contre ça !
J'ai été pris à partie
plusieurs fois par le gardien en question cette année là. Toujours
sur le même refrain. Je savais qu'une loi interdisait le port de
signes religieux ostentatoires dans les écoles, mais étant donné
d'une part que nous étions à l'université, pas dans le milieu
proprement scolaire, et d'autre part que s'il s'agissait d'un symbole
d'origine religieux, c'était d'une religion n'ayant plus cours
depuis des siècles et que je le portais sans aucune considération
de croyance quelconque, je n'étais pas sur d'être réellement
concerné par cette interdiction. Je me suis donc contenté à
l'époque de rendre la répartie au gardien, garder mon collier, et
attendre de voir si quelqu'un d'autre trouvait à y redire. Ce ne fut
pas le cas.
Ceci dit toutes ces
invectives m'ont turlupiné des années après quand, en tant
qu'enseignant, j'ai vu entrer pour la première fois une étudiante
voilée dans mon amphithéâtre. Compte-tenu de la situation de
tension que peut parfois provoquer la chose religieuse quand on la
mélange aux affaires publiques et universitaires, je ne pouvais pas
feindre d'ignorer la question. Sans aller harasser l'étudiante
(contrairement au mythe de l'enseignant maléfique on évite en
général d'aller chercher des noises aux étudiants sans être sûrs
d'avoir une bonne raison de le faire), je suis allé me renseigner
auprès de mes collègues pour savoir ce qu'il en était de ces
histoires de port de signes religieux à l'université. Le moins
qu'on puisse dire est que de façon générale la plupart n'en
savaient pas vraiment plus que moi. Tout le monde avait entendu
parler de l'interdiction dans les écoles, collèges et lycées mais
personne ne savait si elle s'appliquait dans le supérieur. Il faut
bien admettre qu'il manque clairement dans la formation des
enseignants-chercheurs un séminaire pendant lequel on nous ferait
apprendre tous les textes en vigueur concernant notre fonction et nos
établissements. Nous n'avons que rarement cette culture juridique au
départ, alors que nombres de questions pratiques y sont liées.
Les discussions sur le
sujet ont alors révélé des difficultés subtiles. Globalement tout
le monde était pour dire qu'à moins que la loi ne nous y oblige, il
n'y avait pas là raison d'aller chercher des noises à cette
étudiante (ce qui est tout à fait normal me direz-vous, et le
minimum à attendre de la part d'agents du service public). Là où
la situation devenait plus compliquée, c'était de savoir quelle
attitude adopter vis à vis d'autres étudiants qui viendraient en
cours avec la tête couverte. Par exemple une casquette, un chapeau,
une capuche, un bonnet, etc. Le nœud du problème étant qu'à
partir du moment où une étudiante était autorisée à avoir la
tête couverte en cours, quelle qu'en soit la raison, l'autorisation
valait pour les autres étudiants aussi, quelles qu'en soient leurs
raisons.
En effet, interdire
globalement à nos étudiants le port de couvres-chefs divers et
variés en cours mais faire une exception pour cette étudiante
voilée revenait à faire une exception de traitement basée sur un
motif religieux. Pas spécialement le genre de chose encouragée au
sein du service public. Cela peut sembler pointilleux et inopportun
mais depuis ce jour, je considère mes étudiants libres de porter le
couvre-chef qui leur sied dans mes cours, quand bien même j'ai du
mal à saisir l'intérêt de porter un bonnet ou une casquette dans
un amphithéâtre généralement bien chauffé (les IUT sont riches
comparés aux facs, nous pouvons nous permettre le luxe de chauffer
correctement nos locaux en hiver).
Cette ligne de conduite
peut sembler sinueuse, voir cocasse pour certains, mais je pense
qu'elle est révélatrice de la vision que j'ai de la « laïcité »
de l'enseignement supérieur : la question que nous devons nous
poser dans notre mission de tous les jours, ce n'est pas de savoir si
un comportement venant d'un étudiant est lié à des motifs
religieux ou non (après tout une autre étudiante pourrait très
bien un jour arriver avec un foulard sur la tête simplement pour
cacher aux autres les conséquences d'une chimiothérapie), mais de
savoir si ce comportement gêne ou non la bonne tenue des
enseignements. Qu'une étudiante porte un foulard sur la tête ne
m'empêche pas de lui faire cours. Qu'un étudiant masque son visage
(que ce soit d'une cagoule, d'un niqab, ou d'un masque de Guy
Fawkes) me gênerait par contre beaucoup plus (j'aurai du mal à
communiquer avec une personne dont je ne vois pas le visage).
Au final, je n'ai eu que
peu d'étudiantes voilées en cours depuis que j'enseigne. A noter
qu'en informatique, il y a de toute façon peu d'étudiantes au
départ. Je ne me permettrai donc pas de tirer de généralisation de
ces quelques cas particuliers. Toujours est-il que dans ce contexte,
les interrogations récentes autour de la question du voile à
l'université levées par le Haut Conseil à l'Intégration n'arrivent
qu'après que la plupart des enseignants aient eu l'occasion de se
faire un avis sur la question (d'ailleurs, ce rapport se base sur une
étude de la CPU datant de 2004, soit prêt de 10 ans).
Dans les faits,
l'interdiction du port de signe religieux dans le milieu scolaire est
fondée sur l'idée de s'assurer que les écoles, collèges et lycées
restent des lieux dans lesquels les élèves, mineurs, restent
protégés du prosélytisme commercial, politique et religieux. Dans
le milieu universitaire, alors que nous nous adressons à des
étudiants majeurs et que l'on souhaite pourvu d'un minimum d'esprit
critique, cette idée de sanctuaire n'a pas lieu d'être. Si les
agents de l’État doivent eux clairement conserver la neutralité
qui va avec leur fonction, nous n'avons pas à imposer cette
neutralité à nos étudiants tant qu'ils ne perturbent pas les
cours. Même si à titre purement personnel je n'adhère pas au
discours et au symbole que représente le port du voile, je n'ai pas
à dire à mes étudiantes ou étudiants comment se vêtir, et je
trouve que c'est très bien comme ça. Tant que personne ne perturbe
mes cours, je n'ai rien à dire, et si un jour un étudiant cherche
querelle à une autre sous prétexte qu'elle porte le voile en cours,
c'est bien l'importun que je mettrai dehors, pas l'agressée.
Maintenant le rapport du
Haut Conseil à l'Intégration touche également à d'autres sujets,
comme l'utilisation de locaux prêtés par les universités à des
associations pour des activités d'ordre religieux (ce qui pour le
coup revient à une subvention publique de la pratique des cultes, et
est interdit par la loi de 1905) ou la réfutation d'enseignements
scientifiques par des étudiants trop imprégnés de leurs
convictions religieuses (ce qui là relève clairement du trouble à
bonne tenue des enseignements). Ces questions me semblent
personnellement beaucoup plus importantes à traiter dans notre
contexte actuel, mais bizarrement elles restent comme souvent cachées
derrière un voile.
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