lundi 10 décembre 2012

1984

Il est une chance pour nous qu'au milieu des querelles intestines à leur parti, les élus de l'opposition trouvent encore le temps de se soucier de vrais sujets de société et de l'avenir de notre pays (oui, moi aussi je sais faire des introductions façon Claire Gallois). Malheureusement, quand ils se soucient de l'évolution de notre société et des modes de pensée de leurs concitoyens, cela les pousse parfois à prendre des initiatives dont on se demande si elles relèvent simplement de l’esbroufe médiatique ou, plus inquiétant, de l'imposture intellectuelle.
Par exemple, Xavier Breton, député de la première circonscription de l'Ain, n'a rien trouvé de plus intéressant récemment que de demander la mise en place d'une commission d'enquête pour étudier la façon dont la théorie du genre se répand à l'heure actuelle dans les esprits français, jugeant que cet engouement pour la déconstruction des stéréotypes genrés est dangereuse pour l'avenir du pays, que sa diffusion s'est faite « sans débat public préalable » et pis encore que la théorie du genre « ne présente aucun caractère scientifique ».

Dans mon cerveau de petit citoyen ordinaire, une commission d'enquête parlementaire, c'est un gros truc. C'est le genre d'outil que l'on emploie quand il faut enquêter sur les dysfonctionnements de la justice dans l'affaire d'Outreau ou pour se saisir de sujets de société graves comme les sectes religieuses en France. Lancer une commission d'enquête parlementaire sur la question de la théorie du genre, ce n'est pas une mince affaire, et cela témoigne d'une préoccupation grave de la part de Monsieur Breton, qui doit penser que la survie de la République est en danger...
Sauf qu'à travers ces demandes et ces déclarations, outre faire exemple d'un conservatisme de pensée qui saura ravir son électorat traditionaliste, M. Breton fait la démonstration d'un mépris et d'une incompréhension de la chose scientifique qui est assez emblématique de la classe politique française.
Ce n'est pas un problème fondamentalement nouveau. En France, une grande partie de la classe politique a une formation et une culture scientifiques (je prends le mot science dans son sens complet, c'est à dire comprenant entre autre les sciences humaines, sociales, juridiques, etc.) relativement limitées. Très peu de personnalités politiques sont formées à la recherche et en mesure de saisir ses réels enjeux (oui, cela peut sembler condescendant à première vue, mais si on demande aux chercheurs de passer un doctorat, c'est bien parce qu'il y a besoin d'une formation particulière pour comprendre et pratiquer la recherche) et quand elles expriment leur point de vue sur la chose scientifique, elles confondent présenter une théorie et asséner un point de vue nourri aux images d’Épinal.

Donc qu'est-ce que la théorie du genre en fait ? C'est un champ de recherche, lié principalement à la sociologie, qui vise à étudier la façon dont la société projette des stéréotypes construits socialement sur les individus selon qu'ils soient de genre masculin, féminin, ou autre. Le « genre » d'un individu se détache à ce titre du « sexe » biologique en ce qu'il s'agit d'une construction sociétale autour de la notion de sexe biologique. Comme tout champ de recherche, les gender studies comme on les appelle outre-manche rassemblent toute une communauté de scientifiques, travaillant tout autour du globe, qui mènent des enquêtes et des études pour mieux comprendre et identifier la dissociation entre sexe et genre, entre la réalité biologique et la construction sociale.
Ainsi, quand M. Breton se plaint que les gender studies n'ont pas fait l'objet d'un « débat public », il nie simplement le fait que le domaine fait l'objet de nombre de colloques (même s'il a fallu attendre assez récemment pour trouver des colloques sur le sujet organisés en France) au cours desquels divers membres de la communauté scientifique présentent et discutent leurs travaux, dans la plus grande tradition universitaire. Peut-être s'offusque-t-il que lui, député n'ayant pas grande connaissance en sciences sociales, n'ait pas été appelé à exprimer son avis de non-expert du sujet, auquel cas nous devons aussi nous attendre à ce qu'il s'inquiète prochainement qu'il n'y ait pas eu de débat public sur la question des théories quantiques ou sur la théorie de l'évolution (mais nous allons peut-être y venir, un lobby créationniste finira bien par atteindre le sol français).

Il pourrait effectivement y avoir des choses à discuter sur l'état actuel des gender studies. En tant que jeune champ de recherche, aux implications politiques fortes, il peut avoir tendance à attirer des chercheurs engagés idéologiquement, qui pourraient ainsi présenter un biais idéologique dans la façon dont ils mènent leurs travaux et interprètent leurs résultats. Mais c'est à la communauté scientifique dans son ensemble de pondérer et corriger ce biais, en assurant un pluralisme de travaux et de points de vue, dont ressortira une vérité scientifique. D'un autre coté, il faut en effet faire attention à la façon dont certains groupes politiques pourraient vouloir récupérer les gender studies pour « prouver » leur doctrine, de la même manière que les politiques ont pour pratique courante de vouloir démontrer que leur doctrine économique est « prouvée scientifiquement comme la seule possible » (mais si, ils l'ont tous fait, que ce soit par l'avis d'experts pour par un recours hasardeux au « pragmatisme » et au fameux « principe de réalité » visant à court-circuiter tout débat en assénant une vérité unique).
Mais cela nous fait entrer dans un autre débat, celui de la tentative de récupération politique des sciences, par des personnes qui trop souvent non seulement ne sont pas formées à comprendre et interpréter certains résultats scientifiques mais surtout sont loin de toute tentative de recherche d'une vérité scientifique et cherchent surtout à tordre la science pour imposer leur discours à la population. Un comportement malheureusement trop répandu dans l'ensemble de notre classe politique, et qui n'est pas un problème nouveau. Il n'y a une fois encore qu'à regarder la façon dont certains parlent d'économie pour comprendre à quel point ils se préoccupent peu de vérité et de rigueur scientifique.

Toujours est-il que M. Breton nous présente une nouvelle démonstration de la capacité de certains élus à vouloir, au nom du combat contre la « pensée unique », essayer d'imposer leur propre mode de pensée dans la société, et à considérer les points de vue nouveaux et émergents comme des pensées dangereuses. Comme quoi de la politique française contemporaine à la mise en place d'un « Ministère de la Pensée », il n'y a pas grand chemin à parcourir.
A nous de nous assurer que ce genre de pas ne soit jamais franchi.

Et la prochaine fois M. Breton, au lieu de vouloir invoquer une commission d'enquête, donnez des fonds au laboratoire de sociologie de l'université la plus proche de chez vous. Ils se chargeront certainement avec plaisir de travailler sur le sujet et d'organiser un colloque. La plupart des chercheurs d'ailleurs ne demandent que ça : les moyens de faire leur travail efficacement, et ils sont certainement plus qualifiés que vous pour le faire.

2 commentaires:

  1. Euh, je veux pas non plus te paraître froid mais t'y connais pas grand chose non plus, parce qu'il existe d'autres conceptions que celles de la socio et de la biologie, cher ami. Ce sont des débats très épineux decidemment ou tu veux te lancer... Et tu veux importer ces saloperies en France? Et ben...

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    1. Oui, ça va plus loin que de la socio et de la bio. Le système français de découpage en champs disciplinaires cloisonnés peine parfois à intégrer certains champs de recherche (avec le jeu vidéo j'en sais quelque chose).
      Maintenant de là à traiter ça de saloperie... Comment dire. J'ai suffisamment de respect pour le travail de mon confrère pour éviter de leur adjoindre ce genre de qualificatifs.

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