lundi 5 novembre 2018

Paint it black

[Chers lecteurs, je me dois de vous avertir que ce billet traite de dépression et autres sujets connexes. Je ne peux donc que conseiller aux personnes sensibles vis-à-vis de ces sujets d'échapper à cette lecture en allant consulter ce lien]

Novembre 2014, un samedi soir, de retour d’une soirée d’anniversaire pleine de bonnes choses, de jeux, de sucreries et de gens adorables, un retour en métro, probablement un peu ivre, un pas de danse sur le quai, et soudain la rupture.
Une brisure, immense, profonde, pourtant indolore, qui remonte du diaphragme à la trachée, et me met à genoux. Une myriade de souvenirs, douleurs, blessures et rancœurs qui s’abattent sur mon crâne. Un torrent de larmes qui brise tous mes barrages et me laisse vidé et brisé.
J’ai fini de regagner mon domicile hagard, frissonnant, incapable d’échapper au flot de mes pensées, de plus en plus douloureuses et insoutenables. J’ai passé la nuit et la journée du lendemain prostré, et les jours suivants à me rendre à mon travail, que pourtant j’adore, crispé et en lutte perpétuelle pour tenir debout.
En vérité cela faisait déjà plusieurs mois que cela n’allait pas, mais que je me le cachais par divers artifices. C’était sûrement une tristesse passagère, une déconvenue amoureuse, un peu de surmenage qui passerait avec les vacances, une année qui avait été plus chargée que les précédentes.
Il m’a fallu encore deux semaines de journées interminables, de nuits sans sommeil et de luttes contre la tentation de mettre fin à mes jours pour que finalement j’aille au petit matin implorer de l’aide à mon médecin. Quelques séances, bilans, traitements temporaires, insomnies et visites de spécialistes plus tard, le diagnostic était clair : j’étais en dépression.
Ce n’était pas tant le fait d’un événement précis que d’une accumulation. Des tristesses infantiles comme nous en connaissons tout.te.s, quelques années de harcèlement scolaire, des renoncements personnels et déracinements qui, dans ma course vers le doctorat et le statut envié et privilégié d’enseignant-chercheur m’ont conduit plusieurs fois loin des personnes auxquelles je tenais, des blessures très personnelles, de la tension, du stress, une injonction au bonheur que devait forcément impliquer ma situation professionnelle, et un métier qui, très pesant pour peu qu’on le prenne à cœur, m’a fait encaisser plus de fatigue et de soucis que je ne pouvais finalement en gérer.
Évidemment en écrivant ce billet, ravivant ce blog qui s’était lui aussi arrêté de fonctionner il y a 4 ans (coïncidence rigolote, mais qui n’en est peut-être pas une), j’aimerais pouvoir vous dire que depuis tout va mieux et que la médecine, le repos, une vie plus saine et cinq fruits et légumes frais par jour m’ont permis de guérir et de redevenir celui que j’étais naguère, ou à défaut le citoyen heureux et productif que je me devrais d’être. Mais vous connaissez les lois du récit autant que moi, et vous vous doutez bien que ce n’est pas vraiment le cas. Ma prise en charge médicale, mes ami.e.s (que je ne remercierai jamais assez), les soutiens forts que j’ai reçus, les rencontres précieuses faites en cours de route, le travail sur moi-même n’ont pas été inutiles, mais la route est plus longue qu’on ne le voudrait au départ. Il y a eu des mieux et des pires, des événements heureux et malheureux, des périodes de guérison et d’autres de rechute, et je me dois d’accepter que ce n’est pas une simple grippe dont je me relèverai la semaine prochaine.

Je suis dépressif, et cela va probablement durer encore longtemps.

Et pourtant je ne m’en plains pas, j'estime avoir été chanceux dans cette histoire.
D'une part parce que cette dépression a attendu que je sois à un stade assez avancé dans ma vie professionnelle pour ne pas la faire exploser en vol. Si elle était survenue pendant mes études, ou ma thèse, ou pendant ma recherche de poste post-thèse, les conséquences directes auraient été clairement plus catastrophiques. Là, parce que mes collègues sont des gens extraordinaires (et attentifs) et que mon état n'était pas non plus le plus grave du genre, j'ai pu continuer à travailler, en aménageant mon emploi du temps et en effectuant une plus grande partie de mon travail de chez moi (ce qui facilite les choses lorsque l’on a un rythme erratique et qui plus est que l’on vit en Ile-de-France avec ses transports si chaleureux).
D'autre part parce que j'ai eu les moyens financiers de me soigner correctement. Alors que les Centres Médico-Psychogiques en Ile-de-France sont en sous-personnel et qu'aucun spécialiste ne reste au tarif simple, d'autres que moi ont du mal à bénéficier du suivi nécessaire : un CMP peut avec un peu de chance vous proposer 15 minutes avec un psy tous les mois. Au plus fort de ma dépression j'étais chez ma psy une heure par semaine, pour presque 300€ mensuels, remboursés à moitié, loin de la portée de tout le monde, surtout quand votre budget est déjà limité par les arrêts de travail, le chômage ou le RSA.
Et finalement parce que comme dit plus haut j'étais entouré. Malgré une tendance personnelle à l'isolement, surtout en période difficile, j'ai pu compter sur les gens autour de moi pour ne pas me laisser livré à moi-même et m'aider à passer le cap, alors même que je n'étais pas forcément facile à vivre dans ces moments là (et je ne vous oublie pas).

Alors pourquoi en parler aujourd’hui ? Pour attirer sur moi les larmes panglossiennes diront certains, et avoir mon quart d’heure de réactions amicales et chaleureuses (qui seront toujours appréciées, ne nous mentons pas) ? Pas vraiment, je me décide à en parler ouvertement (parce qu’en vérité celleux parmi vous qui me suivent de longue date ont déjà dû voir de nombreux indices) surtout parce que plus se déroule autour de moi ce plan de la société-usine, dans laquelle personne ne se doit d’être défectueux, plus il me semble important de briser le tabou dépressif, accepter et revendiquer mon état, pour pouvoir avancer. Oui, je souffre d’une maladie, dont les symptômes ne sont pas aussi criants que d’autres mais qui en est non moins réelle. Pas simplement d’un trouble psychologique, qui se résoudrait par la parole, mais plus vraisemblablement d’un soucis dans la chimie de mon cerveau, qui fait que je ne suis pas aussi fonctionnel que je le voudrais. Oui, je peux parfaitement passer pour une personne en pleine santé, peut-être juste un peu plus fatiguée que d’ordinaire, certains jours, tandis que d’autres le trajet de ma chambre à ma cuisine mériterait une trilogie de Peter Jackson, en version longue. Non ce n’est pas de la paresse, et pourtant je ne serai plus aussi « productif » que pendant ma thèse. Non je n’ai pas arrêté le travail, car malgré les crispations que provoquent certaines personnes en haut lieu, cela reste pour moi un élément qui me permet de me tenir debout, un horizon auquel me rattacher, et une source de gratification personnelle, mais je ne peux plus travailler de la même façon qu’avant pour autant (même si je resterai quoiqu’il en soit le pire cauchemar de mes étudiant.e.s, certaines choses ne changent pas). Et non ce n’est pas juste « de la tristesse », mais plus un poids permanent à porter, un filtre qui déforme les souvenirs et le vécu, qui rend la nuit plus obscure, la lumière plus crue et agressive, la douceur plus rêche, le bonheur irritant, les angoisses insoutenables et qui profite de chaque moment de faiblesse pour tenter de vous entraîner vers le fond.
En parler aussi parce que la vérité crue et froide est que je suis un cas beaucoup moins isolé que je ne le pensais au départ, et qu’une fois franchi un certain seuil j’ai pris conscience de la quantité de personnes souffrantes de maux comparables et qui pour beaucoup ne peuvent pas (ou ne veulent pas, c’est un choix qui leur appartient) en parler. La dépression est un de ces « maux invisibles » qui pourtant aurait touché 9,8 % des 18-75 ans en France en 2017. Et si les femmes sont deux fois plus touchées que les hommes, et que les personnes socialement oppressées (racisées, homo/bisexuelles, trans, non-binaires ou agenre, etc.) ont beaucoup plus de risque d'en souffrir, la maladie se moque des "signes extérieurs de vie heureuse" que peuvent être les revenus, l'activité professionnelle ou la situation de famille (Robin Williams était dépressif depuis des années, alors que pour la majeure partie du monde il avait l'image d'une des personnes les plus heureuses qui puissent exister). Je veux ainsi d’une part dire et redire à tou.te.s les personnes qui souffrent à quel point elles ne sont pas responsables, ni coupables, de leur état, qu’elles ont le droit d’aller mal et de demander de l’aide, et que même si la disparité de la qualité de prise en charge est parfois affolante d’un endroit à l’autre, il y a des gens à leur écoute, et que le simple fait qu’elles continuent d’être là, même si elles ont l’impression de ne pas avancer, est une victoire en soi. Et surtout rappeler aux autres que nous avons tou.te.s autour de nous des personnes dépressives, ponctuellement ou de façon chronique, ou souffrant d’autres maladies et troubles plus lourds à porter encore, et qu’elles devraient essayer d’être un peu plus attentives à cela. Certaines sont en maladie déclarée, d’autres tentent tant bien que mal de se soigner sans tomber le masque (j’ai surpris un collègue le mois dernier en lui révélant mon état, alors que je le côtoie régulièrement depuis 4 ans), d’autres n’ont même pas ce luxe et, du fait de leur situation personnelle, doivent parfois continuer à avancer coûte que coûte malgré le vide et la douleur. Ces personnes ont besoin de toute l’aide qui peut leur être apportée, même si cela n’est parfois qu’un message d’encouragement et de réconfort.
Et finalement en parler pour mes collègues, jeunes et moins jeunes, qui chaque jour se battent pour enseigner et faire avancer la recherche, dans un métier particulièrement touché par les troubles psychiatriques. Nous évoluons dans un contexte de travail toxique, fait de passion, d’abnégation et de dépassement de soi permanent, dans lequel personne n’en fera jamais assez et qui pousse à toutes les pressions et tous les surmenages. J’assiste de plus en plus dans mon entourage professionnel à la descente et aux désillusions de collègues qui ont tout donné pendant des années et doivent progressivement affronter qui l’enlisement, qui l’absence de postes, qui la précarité prolongée, qui le manque de perspectives, et assistent impuissant.e.s au démantèlement de tout ce qui nous rendaient fièr.e.s de ce métier. C’est en premier lieu à nous qu’il appartient de faire évoluer notre profession pour en déconstruire cet appel à la compétition constante que nous dénonçons pourtant depuis des années. Et aussi, et surtout, de protéger les plus jeunes et plus précaires d’entre nous, qui se retrouvent à évoluer dans un stress et une incertitude de plus en plus oppressants avec le temps. S’il y a au moins une chose que nous pouvons faire à notre niveau, c’est de ne pas devenir nos propres bourreaux.

Et pour le reste, continuer d’avancer, un jour à la fois, un pas à la fois.

Ce blog reprendra peut-être un peu d’activité dans les temps qui viennent. Peut-être.

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