Partout dans le Royaume
de France et de Navarre, et surtout de l’Éducation Nationale,
c'est la crise, le grondement, c'est l'appel au ban et à
l'arrière-ban, la guerre sainte, la croisade, la cause de toutes les
causes. Et pour raison, puisque ce
sont les racines latines et grecques de l'enseignement qui sont
attaquées.
De cette réforme, on ne
sait encore pas grand chose. Les options facultatives et
emblématiques que sont latin et grec ancien au collège seraient
remises en causes, pour être intégrées dans de nouveaux
enseignements interdisciplinaires à la nature encore floue (et dont
je n'ai pas compris si elles seraient de tronc commun ou
optionnelles). Cela suffit en tout cas à
réveiller tous les défenseurs des langues anciennes scolaires,
tant il est vrai qu'il n'y a rien de plus à craindre venant du
Ministère de l’Éducation Nationale qu'une réforme dont on ne
connaît pas le contenu exact (ceci n'est pas un sarcasme, des années
de pratique universitaire m'ont démontré que le gouvernement ajoute
toujours en dernier moment des petites lignes dans le contrat, et pas
des comme on aime). Et dans ce maelström argumentatif se mêlent
étrangement réflexes poujadistes certes (parfois
aux relents nationalistes ), mais aussi vraies remarques et réflexions sur l'intérêt des langues anciennes dans la formation des élèves. Et en effet des points positifs il y en a, beaucoup.
Tout comme il y en aurait à étudier d'autres arts que ceux musicaux
et plastiques, à faire de l'astrophysique, de l'informatique, plus
de mathématiques, etc.
Parce que le problème
c'est que tous ces arguments, même si certains font tout à fait sens, tapent à coté de la question.
La question importante
n'est pas celle de l'utilité « dans l'absolu » mais
celle de l'opportunité et de la stratégie. Il convient de se
demander en quoi sous leur forme actuelle l'étude des langues
anciennes participe de la bonne formation des élèves, en quoi elle constitue un rouage de la politique d'enseignement public, et en quoi et
comment il peut être pertinent d'appuyer ou non sur ces éléments
de formation.
Et c'est autour de cette
question qu'arrivent les vrais problèmes, car si oui les langues
anciennes sont un apport, elles sont dans notre système éducatif
actuel un apport mal amené, et l'objet d'un détournement au service
de ce qui est le vrai fléau de notre société :
l'élitisme scolaire.
Latin et Grec ancien sont
en effet non seulement des disciplines tout à fait intéressantes,
mais aussi (et malheureusement surtout) un moyen de commencer à
faire ressortir un ensemble d'élèves comme étant « les
bons », ceux qui ont déjà de bons résultats, ceux qui ont la
marge de manœuvre pour approfondir, ceux qui ont la capacité de
travail, ceux qui du coup vont apprendre plus (voir à ce sujet cet
excellent billet d'Alexandre Delaigue sur signal et capital humain).
Ce n'est un secret pour personne : faire du Latin, du Grec
ancien (et de l'Allemand) ça « ouvre des portes », ça
mène « dans les bonnes classes » et ça augmente à
terme la probabilité d'effectuer la partie supérieure de sa
formation dans le système « Classe Prépa puis Grande École »
plutôt que dans les filières professionnelles. C'est l'occasion,
dès la fin de 5me (donc quand les élèves ont environ 12 ans) de
séparer une cohorte qui sera « la future élite latiniste
et helléniste » de celle des vulgi discipuli.
Cet élitisme par les
langues anciennes a ceci d'autant plus contestable que comme il prend
la forme d'options facultatives, il implique que le système éducatif
va mettre plus de moyens (car plus d'heures d'enseignements) sur ces
élèves qui sont déjà reconnus comme meilleurs que les autres.
Cette pratique, que certains drapent derrière l'étendard hypocrite
de la méritocratie, est révélatrice d'une idéologie non assumée
de notre système d'enseignement : détacher tôt un groupe de
tête, à qui l'on va apporter moyens particuliers (classes
européennes, options de langues anciennes, puis classes
préparatoires, grandes écoles, etc.) et pousser au plus loin pour
en faire « l’Élite de la Nation », ceux qui auront la
meilleure formation, le taux de chômage le plus faible, les
prétentions salariales les plus élevées, les réseaux les plus
intéressants. Si l'on croise ceci avec une analyse des classes
socioprofessionnelles d'origine des élèves ainsi mis en avant (je
n'ai pas de chiffres sous la main, mais si vous avez, qu'ils me
confirment ou m'infirment, je suis preneur), on ne doit pas être
loin du constat de la mise en place d'une véritable aristocratie
républicaine (et oui il y a des exceptions, mais au Moyen-Age aussi
les seigneurs anoblissaient des roturiers méritants).
Ainsi, le Latin et le
Grec Ancien sont en soi des disciplines tout à fait appréciables et
dont les apports sont réels pour les élèves, le vrai souci repose
sur la façon dont elles sont intégrées dans les parcours scolaires
et l'usage détourné qui en fait par notre société. Il faut avant
tout se demander si nous avons vraiment besoin de cette « élite »
des grandes écoles françaises (vous devez déjà commencer à
entrevoir mon avis sur la question), et quelle politique de formation
nous voulons développer : des moyens absolument égaux pour
tous, des moyens renforcés en compensation pour les publics les
moins favorisés parce que « les bons seront bons de toute
façon », ou des moyens renforcés pour les déjà brillants
« parce qu'une fois au sommet ils tireront le reste de la
société en avant ».
Il faudra donc en premier
lieu s'interroger sur ce système éducatif qui à l'âge de 12 ans
(parfois même avant) trace le destin d'enfants en fonction de leur
milieu familial et de leurs préférences scolaires, sur ce système
qui fait remonter de plus en plus jeune la pression de la réussite
sur des enfants qui n'ont absolument pas demandé à hériter si
jeunes des angoisses de leurs parents, sur ce système qui clame haut
et fort qu'il cherche à gommer les inégalités alors qu'il ne fait
en réalité que les creuser de plus en plus au fil des années.
Une fois que nous aurons
répondu à cette question nous pourrons nous reposer celle de
définir quels savoirs sont prioritaires à développer (parce que
non, tout ne peut pas être une priorité, il faudra assumer de faire
des choix parfois difficiles par moments) et sous quelle modalité
(tronc commun, options à choix, activités périscolaires, etc.).
Mais aucune configuration ne pourra être efficace tant que les
systèmes d'enseignements secondaire et supérieur seront basés sur
la sélection, car tout choix sera au final détourné pour en faire
un critère d'élitisme.
Les langues anciennes
sont des matières qu'il faut respecter, elles ont énormément à
apporter aux enfants. Ce ne sont ni le Latin ni le Grec Ancien le
vrai problème.
Parce que ce ce n'est pas
Rome ou Athènes qu'il faut détruire.
Ce qu'il faut détruire,
c'est Carthage.
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