jeudi 7 août 2014

Risk

Souvenez-vous, il y a plusieurs mois, j'avais écrit un billet sur la façon dont une étude scientifique sur les jeux vidéo et la culture du viol avait été détournée lors de sa reprise dans des billets/articles de presse. Je pointais alors un problème qui se produit régulièrement lorsque la presse grand public s'empare un peu trop rapidement de travaux scientifiques : l'interprétation parfois difficile de certains résultats, le manque de culture et recul scientifique (qui n'est pas le propre des journalistes, j'ai l'impression que nous sommes très mauvais en France sur la transmission de la culture scientifique au grand public) et la volonté (possiblement inconsciente) de vouloir faire coller les résultats de telle ou telle étude à « l'angle » avec lequel la presse compte aborder le sujet concerné.

Et nous en avons eu très récemment un nouvel exemple, absolument magistral, heureusement passé un peu inaperçu au milieu des turpitudes de l'été, avec un sujet qui m'intéresse grandement et fait souvent les gorges chaudes des rédactions : les jeux vidéo violents.
Et voici donc que cette semaine la presse en ligne est unanime : les jeux vidéo violents encouragent les comportements à risque (et sont donc dangereux). C'est même une étude américaine, publiée dans Personnality and Psychology, la revue de l'APA (American Psychologie Association - Association américaine de psychologie) qui le dit. Rien que du très sérieux et de l'irréfutable, voilà la question tranchée ma bonne dame.

Sauf que comme nous allons le voir, la question n'est pas si tranchée que cela, et la presse un peu hâtive. Prenons donc les choses une par une :

Ce que dit la presse

Globalement les différents sites mentionnant cette étude en disent peu ou prou la même chose. Et pour cause, ils semblent tous être basés sur une seule et même dépêche de l'AFP (ce qu'ils ne cachent pas).
Ces articles expliquent donc que d'après l'étude concernée, les « jeux vidéos violents glorifiant des personnages antisociaux accroîtraient le risque de délinquance et d'autres comportements risqués comme le tabagisme et la consommation d'alcool chez les adolescents ». Ils développent ensuite autour de propos de James Sargent et Jay Hull, deux des auteurs de l'étude, la façon dont les jeunes s'identifieraient aux héros de ces jeux violents et en ressortiraient avec un sentiment d'invulnérabilité les poussant à prendre plus de risques dans la réalité, et donc à consommer alcool, et tabac, à avoir un comportement sexuel à risque et à conduire plus dangereusement (ce qui était le sujet d'une étude publiée en 2012).
Ils précisent ensuite en quoi l'étude est « solide » : un travail sur quatre années, un panel de 5000 jeunes (souvenez-vous, l'étude sur la culture du viol ne comptait, elle, que 86 participantes dans son panel). Des indicateurs de sérieux clairement irréfutables. Voila l'affaire entendue.
[NB : je résume beaucoup, donc allez voir vous-même les articles en question, ils sont en lien plus haut dans le billet]
La seule voix dissonante a priori (mais il y en a peut-être eu d'autres, n'hésitez donc pas à me les signaler) a été celle de Gameblog. Ce site spécialisé dans le jeu vidéo a en effet du peu apprécier cette n-ième condamnation des jeux violents, et l'auteur de l'article prend à cœur de vouloir démonter le propos de l'étude, visiblement sans l'avoir lue (mais rassurez-vous, personne dans la presse ne l'a lue en fait) en faisant étalage lui aussi d'une ignorance crasse de ce qu'est la méthode scientifique. Ainsi, bien que prenant le contre-pied du reste de la presse, Gameblog réussit à s'y prendre aussi mal que les autres.
Parce qu'au fond, personne n'a réellement lu ce papier scientifique et personne ne sait ce qu'il y a réellement dedans, et pour cause...

Ce que dit vraiment l'étude

L'étude dont il est question a fait l'objet d'un article scientifique sous le titre A longitudinal study of Risk-Glorifying Video Games and Behavioral Deviance, co-écrit par Jay G. Hull, Thimothy J. Brunelle, Anna T. Prescott et James D. Sargent. Hull, Brunelle et Prescott sont chercheurs en psychologie au Dartmouth College (sauf mécompréhension de ma part, Jay G. Hull est Professeur et Brunelle et Prescott sont ses deux doctorants). De son coté, James Sargent est médecin et Professeur en Pédiatrie à la Dartmouth Medical School. L'article doit paraître dans le prochain volume du Journal of Personality and Social Psychology.
Visiblement James D. Sargent s'est fait une spécialité d'étudier en quoi l'environnement et les divertissements des enfants et adolescents influent sur leur développement, que ce soit au niveau physique (il s'est par exemple posé la question de savoir si placer une télévision dans la chambre d'un enfant avait un impact sur son risque d'obésité, ou l'impact du lieu et style de vie sur les risques de certaines maladies) ou au niveau du comportement (avec notamment plusieurs études sur différents facteurs pouvant encourager la consommation d'alcool ou de tabac). Il ne s'agit donc a priori pas d'un croisé anti jeu vidéo mais bien d'un scientifique qui étudie les différentes choses pouvant affecter les enfants et adolescents qu'il s'évertue à soigner.
Les publications de Hull, Brunelle et Prescott me semblent un peu plus compliquées à catégoriser, mais là encore, vu le grand spectre de champs couverts par leurs travaux, ils ne semblent pas être des anti jeu ayant quelque chose à prouver. Je pourrai même présumer qu'il s'agit avant tout de spécialistes en psychologie que James Sargent aurait contacté pour l'aider à mener son étude en bonne et due forme (mais ce n'est que pure spéculation de ma part).

Et donc, qu'y a-t-il dans cette étude ?

Et bien il n'y a pas grand monde à le savoir pour le moment. Et pour cause : non contente d'être payante (comme la plupart des articles de recherche publiés dans des revues scientifiques, et dans le cas de celui-ci il en coûtera 12$ à qui voudra le lire), cette étude est encore à paraître et n'avait pas été mise en ligne en version complète au moment où j'écris ces lignes.
Voila donc où nous en sommes : toute la presse qui unanimement ou presque fait des brèves sur un article scientifique dont personne n'a pu vérifier le contenu.
Mais à défaut de contenu, il y a un résumé disponible en ligne, qui déjà nous en dit long.
Tout d'abord, le résumé ne parle à aucun moment de jeux violents ou d'étude de la violence dans les jeux. Il emploie l'expression mature-rated, risk-glorifying games (MMRG) qui représente donc a priori des jeux classés M par l'ESRB (la catégorie 17+, et ce classement n'est pas juste fondé sur la violence) ayant pour particularité de renforcer, positiver et récompenser les comportements « risqués ». Et ce n'est pas anodin : ces travaux n'avaient pas vocation à étudier la violence dans les jeux, mais la prise de risques.
L'autre point intéressant c'est que visiblement les auteurs de l'article se gardent bien de tirer une quelconque conclusion définitive de ces travaux : ils précisent qu'à la suite de leur étude, leurs résultats leur permettent d'affirmer que ces jeux peuvent avoir un des conséquences sur le développement des enfants et adolescents. Leur théorie étant qu'à force d'incarner dans ces jeux des personnages invulnérables et prenant de grands risques, les adolescents s’imprègnent de ces idées (en gros, nous finissons par devenir le personnage que nous interprétons à longueur de temps).

Ainsi, une étude affirmant que les jeux vidéo glorifiant le risque peuvent entraîner une hausse des comportements à risque chez les jeunes qui y jouent se retrouve transformée en les jeux vidéo violents accroissent le risque de délinquance et autres comportements risqués une fois reprise dans la presse. Pour la qualité de l'information, on repassera.

Mais ceci dit, sur le fond de la question ?

Maintenant, grâce à d'aimables connaissances travaillant dans la recherche en psychologie (et spécialisées sur les questions liées au jeu vidéo) qui ont eu l'occasion d'échanger avec l'un des aimables auteurs de ces travaux, j'ai pu avoir des échos du contenu réel de l'étude (en recherche, nous considérons tous primordial de pouvoir confronter nos résultats, les vérifier, les infirmer parfois, etc. cela fait partie du processus scientifique, et c'est d'ailleurs pour cela que la science est plus une affaire d'intelligence collective que de grandes individualités). De plus, Hull et Sargent ayant déjà publié en 2012 (avec Ana M. Draghici) une première étude comparable mais centrée sur la conduite automobile à risques (A longitudinal study of risk-glorifying video games and reckless driving), il est possible de regarder un peu mieux leur méthode (cet article est aussi payant, mais au moins il est publié, pas « à paraître »).
Sans vous révéler le « contenu » de l'article, je peux vous confirmer que globalement, les travaux de Hull et Sargent sont solides. Ils ont mené une étude sur 4 années, avec un panel important (même s'ils reconnaissent qu'il a diminué dans la durée, certains participants cessant de répondre avec le temps) lors de laquelle ils ont interrogé les adolescents concernés d'une part sur leur pratique vidéoludique, et d'autre part sur différents aspects de leur comportement. De nombreuses précautions méthodologiques ont été prises pour limiter les possibles biais, même si effectivement les auteurs reconnaissent qu'il s'agit d'une procédure avant tout déclarative (mais avec un échantillon largement supérieur à ceux utilisés par nos instituts de sondages quand il s'agit de prédire qui sera notre prochain président). Ils croisent ensuite la pratique vidéoludique (ne joue pas du tout, ne joue pas aux MMRG, y joue un peu/beaucoup/tout le temps) avec différents comportements relatifs à la consommation d'alcool, de tabac et de sexe « à risque » (comprendre activité sexuelle précoce, nombre de partenaires importants, absence de protection).

Il ressort de l'étude que visiblement, sur l'échantillon étudié et avec des écarts significatifs, si pour l'ensemble des catégories les pratiques « à risque » augmentent avec l'age, la population jouant le plus à des MMRG fait montre d'une progression plus rapide, avec un niveau final plus élevé, dans ces types de comportements. Ils précisent également que cette tendance touche aussi bien garçons que filles (l'échantillon d'étude étant féminin à 49%). Les auteurs d'en conclure que vraisemblablement, la pratique des jeux vidéo étant précédente à celle des comportement à risque étudiée, il y a probablement causalité.
Cependant, ce qu'ils observent est bel et bien une corrélation, qui comme chacun le sait n'est pas causalité. En l’occurrence, il est simplement possible que ces chercheurs aient identifié un profil d'adolescents aimant les comportements à risque et qui traduisent cela dans leur pratique vidéoludique et IRL. Il est également possible que cette tendance à apprécier les comportements à risque soit en fait déterminée par une variable caché (exemple : ils sont amateurs de sports extrêmes, ils ont vu Point Break quand ils avaient 6 ans, etc.). Cela n'enlève rien à leur constat ni à la qualité de leur travail, les auteurs de l'article prenant de nombreuses précautions rédactionnelles pour montrer que même s'ils réfléchissent à certains rapports de cause à effet, ils sont loin d'en tirer des conclusions définitives. Ils établissent juste un constat, qui pourra être rediscuté et confronté par de futurs travaux, et qui ouvre des pistes à explorer pour en expliquer réellement et profondément les résultats.
Ils tiennent donc en fin de compte un discours très différent de celui tenu par la presse commentant leurs travaux.

Le moment où tout a basculé

Face à cette divergence entre l'étude elle-même et ce qui en a été dit par la presse, il est donc normal de s'interroger sur ce qui a déraillé. Il serait (trop) facile de s'en prendre aux journalistes en les accusant d'avoir volontairement détourné une étude pour faire du sensationnalisme facile, et la facilité n'est jamais une bonne solution.
Le fait est qu'en remontant un peu la chaîne d'articles, on arrive assez rapidement à cette publication sur le site d'information du Dartmouth College (que pour le coup Gameblog a été le seul à citer, les autres sites d'information se contentant de citer l'AFP). Cet article est visiblement le premier dans lequel est fait un raccourci entre l'expression mature-rated, risk-glorifying video games et celle de violent video games, y compris dans une citation des propos mêmes de James Sargent. Il y a fort à penser que cet article (qui sert un peu de communiqué de presse de l'université) soit la source de la confusion initiale. Il est simplement dommage que personne n'ait pris le temps de vérifier le contenu d'origine avant de publier...
Et au-delà de ça, il est dommage que nous soyons encore dans un système où il vous en coûtera 12$ de vérifier le contenu d'un article scientifique dont toute la presse parle. Quand l'objet d'une étude participe d'un débat public, il me semblerait légitime que tout le monde y ait directement accès au plus tôt. 

Et la violence dans tout ça ?

Maintenant, concernant l'effet de la violence dans les jeux vidéo sur nos chers adolescents, il commence à y avoir une littérature assez abondante sur la question. Nous connaissons en France les travaux de Laurent Bègue (qui a tout de même remporté un prix Ig Nobel pour d'autres travaux, ce qui n'est pas rien). Et il n'est pas le seul à s'être penché sur la question.
Sans entrer complètement dans ce débat (parce que d'après mon dernier tour de veille sur le sujet, les meta-analyses [gros recoupements de nombreuses études sur une même question visant à en faire une synthèse] ne tombent pas d'accord et les chercheurs s'affrontent sur les corpus), je noterai que du point de vue de Hull, Brunelle, Prescott et Sargent, il semble établi, avec pour référence la meta-analyse d'Anderson et al. Violent video game effects on aggresion, empathy and prosocial behaviour in Eastern and Western countries, que la pratique de jeux vidéo violents a un effet sur l'agressivité des joueurs, tout en notant que l'effet reste considéré comme faible et son interprétation sujette à caution.
J'aurai tendance personnellement à ne pas chercher à minimiser l'impact possible de jeux violents sur des enfants ou adolescents, c'est pour cela que je suis très favorable à tout système visant à aider les parents à mieux connaître les jeux qu'ils achètent à leurs enfants et à leur faire choisir en connaissance de cause. Mais je n'irai pas jusqu'à la stigmatisation systématique de tous les contenus violents, surtout quand il est apparent qu'ils sont explicitement destinés à des joueurs adultes. Mais nous sortons ici du champ scientifique pour entrer dans celui du débat de société.

Bonus track : comment ruiner sa press-cred en un article et une image

Pour finir, parce que je suis tombé dessus en faisant mes recherches pour ce billet, je ne peux m'empêcher de relever un point qui illustre bien la précipitation et le manque de vérifications qui nuisent quelques peu à la crédibilité de certains sites de presse quand ils parlent de jeu vidéo.
Chers journalistes de l'AFP et de Boursorama (je ne sais pas de qui vient l'erreur), dans la photo accompagnant cet article : le jeu dont il est question sur la photo ne s'appelle pas « Sunset Drive ». Et pour cause, il n'existe aucun jeu à ma connaissance s'appelant « Sunset Drive ». La personne ayant légendé la photo a fait une double confusion : déjà il a du se confondre avec le jeu Sunset Overdrive, qui a bel et bien été présenté à l'E3 (mais dans lequel il n'y a pas a priori pas de mort-vivants). Et surtout, le jeu présenté sur le trailer est en fait Dead Island 2 (attention, vidéo avec des zombies pas joli-joli à regarder dedans).
C'est le genre d'erreurs qui a quand même tendance à pas faire sérieux, je trouve.

1 commentaire:

  1. J'aime beaucoup vos articles dans ce style qui permettent de mieux comprendre les articles scientifiques et comment faire pour les interprêter correctement. Merci !

    RépondreSupprimer