[Chers lecteurs, je me dois de vous avertir que ce
billet traite de dépression et autres sujets connexes. Je ne peux
donc que conseiller aux personnes sensibles vis-à-vis de ces sujets
d'échapper à cette lecture en
allant consulter ce lien]
Novembre 2014, un samedi soir, de retour d’une
soirée d’anniversaire pleine de bonnes choses, de jeux, de
sucreries et de gens adorables, un retour en métro, probablement un
peu ivre, un pas de danse sur le quai, et soudain la rupture.
Une brisure, immense, profonde, pourtant indolore,
qui remonte du diaphragme à la trachée, et me met à genoux. Une
myriade de souvenirs, douleurs, blessures et rancœurs qui s’abattent
sur mon crâne. Un torrent de larmes qui brise tous mes barrages et
me laisse vidé et brisé.
J’ai fini de regagner mon domicile hagard,
frissonnant, incapable d’échapper au flot de mes pensées, de plus
en plus douloureuses et insoutenables. J’ai passé la nuit et la
journée du lendemain prostré, et les jours suivants à me rendre à
mon travail, que pourtant j’adore, crispé et en lutte perpétuelle
pour tenir debout.
En vérité cela faisait déjà plusieurs mois que
cela n’allait pas, mais que je me le cachais par divers artifices.
C’était sûrement une tristesse passagère, une déconvenue
amoureuse, un peu de surmenage qui passerait avec les vacances, une
année qui avait été plus chargée que les précédentes.
Il m’a fallu encore deux semaines de journées
interminables, de nuits sans sommeil et de luttes contre la tentation
de mettre fin à mes jours pour que finalement j’aille au petit
matin implorer de l’aide à mon médecin. Quelques séances,
bilans, traitements temporaires, insomnies et visites de spécialistes
plus tard, le diagnostic était clair : j’étais en
dépression.
Ce n’était pas tant le fait d’un événement
précis que d’une accumulation. Des tristesses infantiles comme
nous en connaissons tout.te.s, quelques années de harcèlement
scolaire, des renoncements personnels et déracinements qui, dans ma
course vers le doctorat et le statut envié et privilégié
d’enseignant-chercheur m’ont conduit plusieurs fois loin des
personnes auxquelles je tenais, des blessures très personnelles, de
la tension, du stress, une injonction au bonheur que devait forcément
impliquer ma situation professionnelle, et un métier qui, très
pesant pour peu qu’on le prenne à cœur, m’a fait encaisser
plus de fatigue et de soucis que je ne pouvais finalement en gérer.
Évidemment en écrivant ce billet, ravivant ce
blog qui s’était lui aussi arrêté de fonctionner il y a 4 ans
(coïncidence rigolote, mais qui n’en est peut-être pas une),
j’aimerais pouvoir vous dire que depuis tout va mieux et que la
médecine, le repos, une vie plus saine et cinq fruits et légumes
frais par jour m’ont permis de guérir et de redevenir celui que
j’étais naguère, ou à défaut le citoyen heureux et productif
que je me devrais d’être. Mais vous connaissez les lois du récit
autant que moi, et vous vous doutez bien que ce n’est pas vraiment
le cas. Ma prise en charge médicale, mes ami.e.s (que je ne
remercierai jamais assez), les soutiens forts que j’ai reçus, les
rencontres précieuses faites en cours de route, le travail sur
moi-même n’ont pas été inutiles, mais la route est plus longue
qu’on ne le voudrait au départ. Il y a eu des mieux et des pires,
des événements heureux et malheureux, des périodes de guérison et
d’autres de rechute, et je me dois d’accepter que ce n’est pas
une simple grippe dont je me relèverai la semaine prochaine.
Je suis dépressif, et cela va probablement durer
encore longtemps.
Et pourtant je ne m’en plains pas, j'estime avoir
été chanceux dans cette histoire.
D'autre part parce que j'ai eu les moyens financiers de me soigner correctement. Alors que les Centres Médico-Psychogiques en Ile-de-France sont en sous-personnel et qu'aucun spécialiste ne reste au tarif simple, d'autres que moi ont du mal à bénéficier du suivi nécessaire : un CMP peut avec un peu de chance vous proposer 15 minutes avec un psy tous les mois. Au plus fort de ma dépression j'étais chez ma psy une heure par semaine, pour presque 300€ mensuels, remboursés à moitié, loin de la portée de tout le monde, surtout quand votre budget est déjà limité par les arrêts de travail, le chômage ou le RSA.
Et finalement parce que comme dit plus haut
j'étais entouré. Malgré une tendance personnelle à l'isolement,
surtout en période difficile, j'ai pu compter sur les gens autour de
moi pour ne pas me laisser livré à moi-même et m'aider à passer
le cap, alors même que je n'étais pas forcément facile à vivre
dans ces moments là (et je ne vous oublie pas).
Alors pourquoi en parler aujourd’hui ? Pour
attirer sur moi les larmes panglossiennes diront certains, et avoir
mon quart d’heure de réactions amicales et chaleureuses (qui
seront toujours appréciées, ne nous mentons pas) ? Pas
vraiment, je me décide à en parler ouvertement (parce qu’en
vérité celleux parmi vous qui me suivent de longue date ont déjà
dû voir de nombreux indices) surtout parce que plus se déroule
autour de moi ce plan de la société-usine, dans laquelle personne
ne se doit d’être défectueux, plus il me semble important de
briser le tabou dépressif, accepter et revendiquer mon état, pour
pouvoir avancer. Oui, je souffre d’une maladie, dont les symptômes
ne sont pas aussi criants que d’autres mais qui en est non moins
réelle. Pas simplement d’un trouble psychologique, qui se
résoudrait par la parole, mais plus vraisemblablement d’un soucis
dans la chimie de mon cerveau, qui fait que je ne suis pas aussi
fonctionnel que je le voudrais. Oui, je peux parfaitement passer pour
une personne en pleine santé, peut-être juste un peu plus fatiguée
que d’ordinaire, certains jours, tandis que d’autres le trajet de
ma chambre à ma cuisine mériterait une trilogie de Peter Jackson,
en version longue. Non ce n’est pas de la paresse, et pourtant je
ne serai plus aussi « productif » que pendant ma thèse.
Non je n’ai pas arrêté le travail, car malgré les crispations
que provoquent certaines personnes en haut lieu, cela reste pour moi
un élément qui me permet de me tenir debout, un horizon auquel me
rattacher, et une source de gratification personnelle, mais je ne
peux plus travailler de la même façon qu’avant pour autant (même
si je resterai quoiqu’il en soit le pire cauchemar de mes
étudiant.e.s, certaines choses ne changent pas). Et non ce n’est
pas juste « de la tristesse », mais plus un poids
permanent à porter, un filtre qui déforme les souvenirs et le vécu,
qui rend la nuit plus obscure, la lumière plus crue et agressive, la
douceur plus rêche, le bonheur irritant, les angoisses insoutenables
et qui profite de chaque moment de faiblesse pour tenter de vous
entraîner vers le fond.
En parler aussi parce que la vérité crue et
froide est que je suis un cas beaucoup moins isolé que je ne le
pensais au départ, et qu’une fois franchi un certain seuil j’ai
pris conscience de la quantité de personnes souffrantes de maux
comparables et qui pour beaucoup ne peuvent pas (ou ne veulent pas,
c’est un choix qui leur appartient) en parler. La dépression est
un de ces « maux invisibles » qui pourtant aurait
touché 9,8 % des 18-75 ans en France en 2017. Et si les
femmes sont deux fois plus touchées que les hommes, et que les
personnes socialement oppressées (racisées, homo/bisexuelles, trans, non-binaires
ou agenre, etc.) ont beaucoup plus de risque d'en souffrir, la
maladie se moque des "signes extérieurs de vie heureuse"
que peuvent être les revenus, l'activité professionnelle ou la
situation de famille (Robin Williams était dépressif depuis des
années, alors que pour la majeure partie du monde il avait l'image
d'une des personnes les plus heureuses qui puissent exister). Je veux
ainsi d’une part dire et redire à tou.te.s les personnes qui
souffrent à quel point elles ne sont pas responsables, ni coupables,
de leur état, qu’elles ont le droit d’aller mal et de demander
de l’aide, et que même si la disparité de la qualité de prise en
charge est parfois affolante d’un endroit à l’autre, il y a des
gens à leur écoute, et que le simple fait qu’elles continuent
d’être là, même si elles ont l’impression de ne pas avancer,
est une victoire en soi. Et surtout rappeler aux autres que nous
avons tou.te.s autour de nous des personnes dépressives,
ponctuellement ou de façon chronique, ou souffrant d’autres
maladies et troubles plus lourds à porter encore, et qu’elles
devraient essayer d’être un peu plus attentives à cela. Certaines
sont en maladie déclarée, d’autres tentent tant bien que mal de
se soigner sans tomber le masque (j’ai surpris un collègue le mois
dernier en lui révélant mon état, alors que je le côtoie
régulièrement depuis 4 ans), d’autres n’ont même pas ce luxe
et, du fait de leur situation personnelle, doivent parfois continuer
à avancer coûte que coûte malgré le vide et la douleur. Ces
personnes ont besoin de toute l’aide qui peut leur être apportée,
même si cela n’est parfois qu’un message d’encouragement et de
réconfort.
Et finalement en parler pour mes collègues,
jeunes et moins jeunes, qui chaque jour se battent pour enseigner et
faire avancer la recherche, dans un
métier particulièrement touché par les troubles psychiatriques.
Nous évoluons dans un contexte de travail toxique, fait de passion,
d’abnégation et de dépassement de soi permanent, dans lequel
personne n’en fera jamais assez et qui pousse à toutes les
pressions et tous les surmenages. J’assiste de plus en plus dans
mon entourage professionnel à la descente et aux désillusions de
collègues qui ont tout donné pendant des années et doivent
progressivement affronter qui l’enlisement, qui l’absence de
postes, qui la précarité prolongée, qui le manque de perspectives,
et assistent impuissant.e.s au démantèlement de tout ce qui nous
rendaient fièr.e.s de ce métier. C’est en premier lieu à nous
qu’il appartient de faire évoluer notre profession pour en
déconstruire cet appel à la compétition constante que nous
dénonçons pourtant depuis des années. Et aussi, et surtout, de
protéger les plus jeunes et plus précaires d’entre nous, qui se
retrouvent à évoluer dans un stress et une incertitude de plus en
plus oppressants avec le temps. S’il y a au moins une chose que
nous pouvons faire à notre niveau, c’est de ne pas devenir nos
propres bourreaux.
Et pour le reste, continuer d’avancer, un jour à
la fois, un pas à la fois.
Ce blog reprendra peut-être un peu d’activité
dans les temps qui viennent. Peut-être.