mercredi 16 janvier 2013

In Memoriam

Je n'ai pas eu beaucoup de temps pour écrire ces dernières semaines, fin de semestre chargée. Et pour tout dire à la base j'avais prévu de reprendre ce mois de janvier par un billet sur le projet de loi qui va encore une fois réformer et sauver l'enseignement supérieur français, comme tous les projets précédents. Mais il s'est passé quelque chose qui a changé la donne, et qui court-circuite tout le reste.

Ce qu'il s'est passé, c'est que Aaron Swartz est mort.

Je ne ferai pas semblant d'avoir connu A. Swartz depuis des années et d'avoir suivi son travail avec attention. Comme au final beaucoup parmi nous, je n'ai pris connaissance de son existence qu'au moment où elle s'est tragiquement éteinte. Je n'entrerai pas non plus dans les débats futiles quand à savoir s'il a vraiment été pilier de la création de RSS ou simple aide annexe, ou sur la part exacte et chiffrée qu'il a tenue dans la fondation de Reddit. Parce que ces considérations sont finalement secondaires pour le moment. Ce qui compte, c'est que c'était un passionné, quelqu'un qui aimait l'informatique, voulait la faire évoluer, et voulait partager cette évolution avec le reste du monde, et que le monde lui est tombé dessus et l'a accablé pour ça.

Aaron Swartz a enfreint un tabou important en s'attaquant à ce qu'il y a actuellement de plus honteux dans notre économie mondiale de la recherche scientifique : il a osé sortir des articles scientifiques appartenant officiellement à des revues payantes pour les diffuser gratuitement. En faisant cela, il a pointé l'ineptie de cette économie du savoir qui permet à quelques maisons d'édition de gagner leur vie sur le travail des chercheurs et à travers eux sur l'argent des étudiants et des contribuables.

Il faut comprendre que depuis des années, le mot d'ordre de la recherche mondiale est publish or perish : pour exister, il faut publier, c'est à dire écrire des articles scientifiques et les faire publier dans diverses conférences et revues spécialisées, de façon à montrer que l'on est un chercheur « productif ». Depuis des années, on ne parle plus que de nombre de publications par an, d'impact factor, de nombre de citations et de h index. Cette frénésie d'écriture, qui tient autant de l'exercice de communication continue que de recherche elle-même (savoir où soumettre, qui citer, quoi dire pour être accepté, lu et repris) a ainsi encouragé une véritable économie de l'édition scientifique, poussant en avant les conférences et les revues qui fonctionnent sur le travail bénévole des chercheurs.
Comment ça se passe ? Prenons l'exemple d'une revue scientifique : cette revue va lancer un appel à soumissions d'articles qu'elle va relayer à travers la communauté scientifique (listes de diffusions, carnets d'adresses, forwards de forwards de forwards, etc.). Des chercheurs touchant au domaine concerné vont alors voir l'occasion de remplir leur quota de publications scientifiques, et seront d'autant plus motivés que la revue sera réputée et lue. Ces chercheurs vont donc soumettre des articles, qui seront alors relus, commentés et approuvés (ou rejetés) par un comité scientifique : des chercheurs assez reconnus dans leur branche pour qu'on leur propose l'insigne honneur (bénévole) de relire et commenter le travail de leurs confrères.
Si un article est accepté, son auteur sera amené à y apporter quelques corrections proposées par les relecteurs (2 ou 3 relecteurs différents par article) et à le mettre en forme en suivant une feuille de style fournie par l'éditeur de la revue. L'article sera alors intégré à la revue, qui sera elle vendue (à l'article, au numéro, ou par abonnement) à toute personne ou laboratoire qui se montrera intéressée.
Et bien entendu vous avez déjà compris : à aucun moment il n'est envisagé que les auteurs d'articles, leurs employeurs (laboratoires ou universités) ou les relecteurs du comité scientifique ne soient rémunérés. Tout le contenu est fourni bénévolement par des scientifiques qui « font leur métier » et les revenus vont intégralement à la maison d'édition (qui se charge de la communication, coordination et publication, c'est à dire uniquement les services annexes).
Les auteurs sont ainsi invités à signer des cessions de droit sur leurs articles, en échange du privilège d'être publiés. Tout au plus auront-ils un exemplaire de la revue offert (ce qui est une plus-value extrêmement intéressante quand le laboratoire de l'auteur est déjà abonné à la revue). Si cela n'est pas une forme de copyright madness, qu'est-ce que c'est ?

Et encore, au moins avec les revues les auteurs n'ont pas à payer pour être publiés.

Parce que quand on s'intéresse aux conférences scientifiques, le fonctionnement est le même, à ceci près que toute acceptation d'article est subordonnée au fait qu'au moins un des auteurs s'inscrive à la conférence et s’acquitte par conséquent des frais d'inscription complets incluant généralement la participation à 3 journées de présentations (chaque auteur étant appelé à présenter son article pendant un talk d'une vingtaine de minutes), les repas sur place et un exemplaire des proceedings de la conférence (la version écrite des articles). Oui, vous lisez bien, les auteurs doivent payer pour être publiés et avoir le privilège de présenter leurs travaux devant un auditoire composé à 90% d'autres auteurs (parce qu'à environ 1000€ par personne tout inclus un laboratoire n'a pas toujours les moyens d'envoyer ses chercheurs simplement assister à des conférences sans publier).
Il est vrai que certaines conférences sont organisées directement par des universités (et si elles s'avèrent rentables elles permettront aux laboratoires organisateurs d'engranger un peu d'argent permettant de financer les futurs déplacements de leurs chercheurs), mais de plus en plus (en tout cas en informatique), les conférences qui comptent sont associées à des maisons d'édition célèbres pour la publication des fameux proceedings (la série des Lecture Notes in Computer Sciences de Springer en est un parfait exemple).

Personnellement je suis un chercheur travaillant dans un établissement public, mon salaire venant du contribuable français. Je considère qu'en effet écrire des articles scientifiques fait partie de mon travail et je ne demande pas à être spécifiquement rémunéré pour cela (juste à avoir du temps et des moyens pour faire mon travail, mais c'est un autre débat). Par contre travaillant pour le public, je ne vois pas quelle raison peut justifier que mes travaux ne soient accessibles qu'à des personnes ou établissements payant une redevance auprès de structures privées qui ne participent en rien à ma recherche. Mon travail appartient à la communauté, et devrait être diffusé librement à toutes et à tous.
C'est pour cela que j'approuve ce qu'à fait Aaron Swartz au MIT. Les articles qu'il a téléchargé pour les redistribuer n'auraient jamais du être en accès limité au départ. Qu'il ait été accablé pour cela est une démonstration magnifique de ce que notre système de recherche a de plus ubuesque et de plus aberrant.

C'est pour cela que, suivant la voie de nombreux confrères depuis ce week-end, mes prochaines publications scientifiques seront toutes mises en ligne gratuitement et en libre accès peu après leur publication, et il est très probable que mes anciennes publications le soient aussi prochainement (même si pour cela je demanderai tout de même l'autorisation aux autres auteurs avec qui j'ai travaillé, un chercheur ne publie presque jamais seul).
La mise en ligne ne se passera pas sur ce blog, je le ferai sur ma page professionnelle standard, hébergée par le site de mon université.

Et si une maison d'édition trouve à y redire, et bien on en redira.

4 commentaires:

  1. t'es un rebelle ^^

    sinon j'espère que ça va continuer à faire boule de neige cette histoire.

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  2. tiens, l'horloge du site a 11h de retard on dirait

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    1. Je n'ai pas encore vérifié pourquoi mais il semblerait que la plate-forme de blog me situe dans un autre fuseau horaire. C'est certainement pour tromper la vigilance des trop curieux.

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    2. c'est cool comme ça on peut croire que tu te lève tôt !

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