mardi 14 mai 2013

Money

Alors que l'examen du projet de loi sur l'Enseignement Supérieur et la Recherche commence en France. Notre ministre de tutelle effectue la traditionnelle tournée médiatique visant à assurer la communication autour du projet en démontrant par avance les vertus de cette nouvelle réforme (un reviewer de papier scientifique trouverait probablement que ce genre d'évaluation avant mise en application est des plus hasardeux, mais visiblement la classe politique est de façon générale plutôt peu accordée avec la chose scientifique).

Outre réduire une nouvelle fois la question de la recherche à un simple levier économique de plus (après tout elle répond à cette interview pour les Echos), Geneviève Fioraso remet sur la table la question des rapports difficiles qu'entretien une partie de la communauté scientifique avec la propriété intellectuelle et la valorisation de la recherche publique.
Je suis plus que réservé sur l'attitude consistant à réduire la recherche à ses retombées économiques directes. Cette vision a généralement tendance à occulter de nombreux aspects des perspectives ouvertes par la recherche (comme l'éclairage sur des questions de société ou encore les retombées via la formation universitaire) mais elle s'explique par la volonté du gouvernement d'avoir un outil de sortie de crise rapide (parce que oui, il faut bien le dire, la plupart des progrès induits par le biais de l'éducation et de la recherche mettent beaucoup de temps à faire effet, beaucoup plus qu'un mandat électoral). Il est aussi possible de s'interroger sur le rôle de la recherche publique face à la recherche privée. Est-il du rôle de l'université et des centres de recherche de fournir de l'innovation calibrée, finalisée et clé en main prête à être produite en masse par l'industrie, ou devrions-nous simplement concentrer nos efforts sur la première partie des travaux de recherche (recherche fondamental, preuves de concept, etc.) en laissant les entreprises intéressées prendre le relais de la mise en application ? Est-ce à l’État de compenser la frilosité d'une partie du secteur industriel en matière d'innovation et de recherche ?

Parmi ces questions, une importante mais trop rapidement occultée est celle de la position des universités face aux brevets. Dans la course à la valorisation scientifique et aux indicateurs bibliométriques (si, rappelez-vous le fameux classement de Shanghai), les brevets sont devenus le trophée de poids, celui qui rapporte des points en masse (ce qui implique une mort lente et douloureuse pour les disciplines dont les travaux ne peuvent par nature pas être brevetés, mais soit). Or la question de ce qu'est un brevet n'est pas anodin, et la notion même de brevet peut être vue comme contradictoire avec la fonction de la recherche publique.
Un brevet est par définition un titre de propriété industrielle qui permet à son possesseur d'interdire l'exploitation d'une innovation par d'autres que lui pour une durée pouvant aller jusqu'à 20 ans. Il implique donc que toute utilisation d'une innovation brevetée par un tiers (et toute recherche basée sur cette innovation) sera donc soumise à autorisation du propriétaire du brevet (en général en échange d'argent). Un brevet a tout a fait sa place dans un système de recherche industrielle : il permet d'encourager l'activité de recherche des entreprises en leur assurant que leurs investissements et leur travail, une fois qu'ils porteront leurs fruits en terme d'innovation et pourront donc rapporter de l'argent, ne seront pas récupérés par le premier malpoli venu. Charge ensuite pour les titulaires desdits brevets de les valoriser sur les 20 ans à venir (ce qui dans certains secteurs peut sembler très long, imaginez si on bloquait l'innovation informatique par paliers de 20 ans) afin de rentabiliser l'investissement.
La question pour moi est que dans un contexte de recherche publique, un brevet est contre-productif, en ce qu'il a pour effet de verrouiller l'innovation, alors qu'à mon sens la fonction de "rayonnement" de la recherche publique est justement de diffuser ses résultats scientifiques et de les rendre les plus accessibles et les plus utilisables possibles. Pour une université, un brevet va surtout être un outil permettant éventuellement d'assurer des rentrées financières, car il pourra être monnayé par des partenaires industriels qui se trouveraient intéressés (ce qui n'est pas toujours le cas, on critique souvent la fermeture des universités face au monde industriel, mais on ne parle jamais de la capacité inouïe du monde industriel à ne pas savoir ce qui passe dans les universités). Mais dans le même temps, ce brevet va par définition interdire tous travaux entrepris par des tiers sur la suite de l'innovation brevetée. De plus seules des entreprises ayant déjà des moyens financiers conséquents (ou une possibilité de négociation "facilitée" avec l'université propriétaire du brevet) pourront envisager d'acquérir une licence d'exploitation, ce qui nuira à la capacité des universités à encourager le développement de start-up innovantes dans leur rayonnement.

Bien entendu, on pourrait m'objecter que le système de brevets permet de protéger les travaux universitaires, en évitant qu'ils soient récupérés et brevetés par des indélicats (déposons les premiers pour ne pas nous faire spolier). Mais le principe même du brevet permet aux universités de se prémunir contre cela. En effet pour être brevetée une invention doit être nouvelle, en ce qu'elle ne doit pas correspondre à une information déjà publique, ou à la simple "mise en application" d'une connaissance déjà accessible au public. Il suffit donc aux équipes de recherche publiques de publier simplement leurs résultats, comme elles le font déjà depuis longtemps, pour empêcher que les dits résultats soient "brevetés" par d'autres. Et autant dire qu'une publication scientifique, même dans une revue d'envergure internationale, demande beaucoup moins de temps et d'efforts à une équipe scientifique qu'un dépôt de brevet en plusieurs langues devant les différents offices de brevets (oui, un brevet est national, la notion de brevet mondial n'existe pas).

Ainsi, quelle politique fait le plus sens pour la recherche publique : breveter un maximum d'innovations, puis revendre des droits d'exploitation à certaines entreprises, ce qui verrouille certains résultats de recherche (en compensation de certains apports financiers pour les universités), ou publier sans brevet, ce qui rend tout de suite l'innovation à la portée du plus grand nombre, mais ne rapporte ni prestige (parce qu'une publication, ça ne rapporte pas assez au kikimeter universitaire de Shanghai) ni finances ?
On voit que derrière cette question, outre la confrontation entre les visions "propriété intellectuelle" et "open-source" de la recherche, se pose aussi la question du financement de la recherche publique, et la façon dont le contexte de "allez chercher les financements dans le privé" conduit les universités à fonctionner de moins en moins selon des logiques de structures publiques, et de plus en plus en adoptant des stratégies d'entreprise.
Personnellement je n'ai rien contre les entreprises et contre le secteur privé, mais je ne suis pas sur que ce modèle de fonctionnement doive devenir hégémonique. L'un des intérêts du secteur public, c'est justement de permettre l'existence d'alternatives. Et de faire avancer l'intérêt commun au-delà de la somme des intérêts privés.

Oui, je sais, je suis encore un vilain idéaliste.

lundi 13 mai 2013

Pirates des Caraïbes

Ce qui est beau avec les serpents de mer, c'est qu'on en a toujours un qui pointe le bout de son nez quand les autres s'en vont. Ces beaux débats de fond qui n'en finissent pas de tourner en rond sont toujours un très bon moyen d'égayer ses fins de journées, quand on découvre quels nouveaux rebondissements viennent relancer ces thèmes si connus, mais qui pourtant ne lassent jamais.
A ce titre, la question du financement de la culture de l'industrie du divertissement en France est un feuilleton inépuisable et sans fin. Certains avaient craint qu'avec le changement de gouvernement et les promesses de campagne de notre nouveau président nous n'arrivions trop vite à un serial ending dans lequel les plus terribles questions seraient finalement résolues, obligeant le spectateur à passer à autre chose. Mais finalement les scénaristes, ne voulant visiblement pas gâcher un thème si porteur, ont eu la bonne idée de nous proposer une saison de toute volée, qui remet en question toutes les bases établies et tous les espoirs d'avancées réelles : la saison de La Mission Lescure.

Parce que voila, pour fêter les 20 ans d'internet, le gouvernement s'est dit que la meilleure idée possible était de confier une mission sur la question de la culture de l'industrie du divertissement et de son financement "à l'ère numérique" à un acteur clé du divertissement pré-internet (si ça c'est pas être visionnaire), et le résultat est enfin disponible ici (500 pages, que je n'ai pas encore lues en intégralité, je l'avoue, promis dès que j'ai le temps je l'ajoute dans ma pile de choses urgentes à lire). En gros on peut résumer les propositions les plus mises en avant par "On va supprimer la HADOPI parce que son nom ne plait pas, demander au CSA de reprendre la sanction généralisée, et puis on va créer une nouvelle taxe pour subventionner la culture l'industrie du divertissement."

Tout ça pour ça.

Voici donc une bonne nouvelle pour tous ceux qui attendaient que la HADOPI remplisse enfin son rôle de développement et valorisation de l'offre légale en France : elle sera morte avant d'avoir fait plus qu'un label autocollant pour sites qui auraient de toute façon existé sans elle. N'en sera visiblement sauvé que le volet répressif, qui certes ne comprendra plus la coupure d'accès à Internet (jamais mise réellement en application), mais va prendre son essor comme radar automatique de l'Internet. Il y a fort à parier que comme jusqu'à présent cet organisme (oui, parce qu'au passage on confie la surveillance de l'internet à un organe de surveillance télévisuelle qui commençait à passer de mode, et passer pour rien, là encore on note l'idée qui va de l'avant) ne surveille de manière effective que les plus gros films/albums/séries du moment (parce que vous comprenez, le but c'est de soutenir la diversité culturelle, n'est-ce pas ?) et se concentre principalement sur les seuls éléments faciles à surveiller, à savoir les échanges BitTorrent, passant à coté de tous les autres modes d'échange de fichier. On n'arrête pas le progrès en marche, et comme BitTorrent va forcément passer de mode et se réduire avec les années qui viennent, on pourra s’enorgueillir d'avoir bouté le dragon du téléchargement hors des frontières de la France. Tartuffe, quand tu nous tiens.
Pendant ce temps, on va bien entendu étendre le domaine des taxes tout azimut, en ajoutant une taxe sur les matériels connectés à internet, qui s'ajoutera de fait à la taxe pour copie privée (à moins de trouver un smartphone/liseuse/PC/tablette dépourvu de disque dur), ce afin de subventionner une industrie culturelle qui pleure de ne pas avoir été capable de négocier le tournant qu'a été internet depuis 20 ans mais qui ne veut surtout pas se remettre en question et s'adapter au marché numérique.

Parce que finalement, il a bon dos le piratage, qui tue de jeunes artistes dans le ventre de leur mère, mais si l'échange généralisé de fichiers n'avait pas existé, on aurait eu quoi ? Les premières tentations de l'industrie de divertissement "traditionnelle" ont toujours été de se faire un maximum d'argent sur le dos du consommateur. S'il n'y avait pas eu le piratage, on en serait bon pour des albums en téléchargement qui couteraient plus cher qu'en support physique, des séries en VOD (avec visionnages très limités) plus chères qu'en DVD, des contenus ne marchant que sur un seul support (obligeant à les racheter quand on veut employer un support différent) et autres aberrations commerciales qui n'auraient pu fonctionner que dans l'absence totale de toute alternative.
C'est une stratégie qui avait plutôt bien réussi à cette industrie pendant des années : les grandes maisons de disque, de production, les institutions cinématographiques et télévisuelles contrôlaient et verrouillaient l'accès au divertissement et à la culture. Elles pouvaient se permettre des politiques de prix élevés sans craindre la moindre remise en question, car pour accéder aux contenus tant convoités, il fallait passer par eux. Peu importe que le produit soit médiocre ou surévalué, un peu de rentre-dedans médiatique et le client était ferré, et de toute façon il ne trouvait pas forcément grand chose d'autre à se mettre sous la dent.
Internet a brisé cette emprise, en créant une voie de distribution ayant toutes les vertus aux yeux du consommateur : directe, de qualité, sans publicités superflues, et gratuites. Bien entendu, le piratage est et reste illégal, et je ne veux pas ici le promouvoir. Mais aux yeux du consommateur, il est devenu compliqué de se résoudre à payer quand on peut trouver mieux et gratuit.
Dans un cas pareil, tout stratège sait qu'il n'y a qu'une solution : s'adapter aux nouvelles conditions du terrain (oui, j'ai joué à des jeux vidéo de stratégie étant jeune). En grands napoléoniens qu'ils sont, les grands patrons de l'industrie du divertissement ont donc pris le problème à bras pour créer des offres nouvelles qui sauraient attirer de nouveaux leurs clients perdus sont allés pleurer dans les jupes du gouvernement. Et ça fait 15 ans qu'ils pleurent, comptant sur le potentiel de séduction politique de "la culture" (oui, Taxi 4, Samantha Oups !  et Les anges de la téléréalité, c'est l'exception culturelle française, il faut la protéger, vous comprenez) pour obtenir des lois toujours plus contraignantes pour les consommateurs et des taxes permettant d'alimenter moult subventions en faveur de sociétés incapables de faire évoluer leurs offres.
Parce qu'à coté de ça, cette industrie s'est tellement sclérosée sur le manque à gagner du piratage (aka l'argent qu'elle aurait pu gagner si les consommateurs avaient dépensé l'argent qu'ils n'ont pas pour acheter au lieu de télécharger) qu'elle n'a eu de cesse de mettre en place toujours plus de contraintes sur ses produits, au cas où sa politique tarifaire ne suffirait pas à faire fuir la clientèle. Nous avons donc eu droit aux tunnels de pubs inévitables sur les DVD et Blu-Ray (alors qu'il n'y en aura pas sur un fichier téléchargé), accompagnés d'avertissements anti-piratage (pour convaincre ceux qui achètent... d'arrêter de pirater ?) et de DRM, ces fameux empêcheurs de profiter de ses contenus légaux en paix (mais qui n'ont jamais su arrêter les pirates de façon efficace, parce que tant qu'à faire d'être mauvais, autant l'être sur tous les tableaux).

Voilà où on en est, encore en 2013 : une industrie dirigée par des incapables, qui sous couvert de "c'est la faute aux méchants pirates" demandent à ce que le contribuable paye pour leur incapacité à prendre la moindre décision intelligente depuis 15 ans. Pendant que le consommateur lambda, prêt à payer pour accéder à des contenus tant que le prix est juste et les contenus de qualité, ne trouve pas grand chose à se mettre sous la dent.
En 2013, il faut encore attendre tant et plus pour qu'une série télévisée étrangère soit diffusée sur les canaux français. Parce que les réseaux de diffusion français ne prennent jamais le moindre risque et ne font doubler que les séries dont le succès est déjà assuré (ouf, il y a eu une innovation récente cette année avec Game of Thrones, mais uniquement parce que c'est la saison 3 et que les deux précédentes ont crée un véritable engouement).
En 2013, il faut encore attendre 3 ans pour qu'un film sortant au cinéma soit disponible en vidéo à la demande. 3 ANS ! 3 années complètes pour pouvoir simplement regarder un film en VOD sur internet. Heureusement le rapport Lescure préconise de passer ce délai à 18 mois, une grande avancée certainement. Avant on ne pouvait voir en VOD que les films que tout le monde avait déjà oubliés, maintenant on pourra voir en VOD les vieux films dont les suites sortent en salle. Un jour on pourra peut-être voir en VOD un film dont on a entendu parler il y a quelques temps, et pour lequel on n'a pas eu envie de se déplacer et débourser 13€ pour une version en 3D qui fait mal aux yeux. Mais pour cela il faudrait que les salles de cinéma assument d'avoir une plus-value dans l'exploitation de film au lieu de n'en être qu'un parasite traité comme une espèce en voie de disparition.

Bref, nous sommes en 2013, et une industrie mourante aux pratiques suicidaires demande encore et toujours plus de subventions, encore et toujours plus d'argent du contribuable, parce qu'elle refuse définitivement d'évoluer. Personnellement, j'ai de plus en plus envie de renvoyer balader cette industrie malade, de la laisser mourir une bonne fois, et d'attendre que des passionnés, des vrais, reprennent le flambeau et créent quelque chose de nouveau et de viable. Parce que tant qu'on laisse les mauvais sous perfusion d'argent public, on empêche aussi les bons de faire bouger les lignes. Bien entendu ce ne sera pas bon du tout pour toutes les petites mains qui s'échinent à faire leur travail de leur mieux en échange de clopinettes, mais je crains que ce soit malheureusement le seul moyen de se débarrasser d'une caste de dirigeants dont le salaire annuel est proportionnel à la vacuité de leurs résultats.

Pendant ce temps-là, le milieu du jeu vidéo n'a pas eu la chance de pouvoir compter à ce point sur l'argent du contribuable, et a donc du faire sans. En ligne de front face au problème du piratage, cette industrie là a pourtant toujours trouvé le moyen de survivre, à croire qu'il existe des miracles en ce monde. Peut-être est-ce parce que certains distributeurs ont développé très tôt une offre dématérialisée intéressante (c'est à dire facile à utiliser, peu contraignante pour l'utilisateur, et qui permet d'acheter de nombreux jeux à des prix souvent bien plus attrayants qu'en magasin) ou parce que les éditeurs ont compris tout l'intérêt d'apporter une plus-value réelle aux éditions physiques (en faisant payer le consommateur 90 à 150€ pour des versions collector incluant des goodies qui sont matériellement impossibles à télécharger). Bref, parce qu'au lieu de pleurer sur leur sort certains ont trouvé de nouvelles façons de reconquérir un public exigeant certes, mais pas forcément pingre quand on sait lui donner ce qu'il veut.
Pendant ce temps-là, le milieu "de niche" de l'animation japonaise ne pouvait pas non plus compter sur l'argent public (vous comprenez, l'animation japonaise et les mangas, c'est mal depuis que Dorothée les a introduit en France, et ça provoque la mort des chatons). Les sociétés de distribution spécialisées dans ce créneau se sont donc lancées dans le simulcast, diffusé via internet. Oui, au lieu d'attendre 2 ans la diffusion française d'une série, le public peut la voir dès sa première diffusion japonaise (en version sous-titrée, le doublage prend fatalement plus de temps). Et sans fin de saison coupée pour créer des faux cliffhangers pathétiques au passage (les grandes chaines concernées par ces pratiques se reconnaitront).
Pendant ce temps-là, des chaines de télévision émettent encore et toujours sur l'ADSL, en misant sur des méthodes de financement alternative, une forte réactivité face aux demandes du public, et une offre de catch-up à faire pâlir toute grande chaine de la TNT. 
Pendant ce temps-là, les nouveaux noms de la fiction française, qui n'auraient jamais eu leur chance sur les grands canaux, financent des films entiers par crowdfunding.
Mais bizarrement, ces gens là, qui innovent, proposent des alternatives, font évoluer l'offre culturelle et assurent une vraie diversité, se débrouillent plus ou moins sans aides publiques.

Parce qu'en fait, un public de consommateurs prêt à dépenser de l'argent pour accéder à une offre légale existe bel et bien. Mais ce public en a juste marre de dépenser pour de la merde en boite.

Et ce que préconise le rapport Lescure, c'est de subventionner la merde, et de la reconditionner par jolis paquets pour qu'elle se vende mieux, en laissant les vrais innovateurs galérer sans aide.
Heureusement que sa mission c'est d'assurer la diversité de l'offre culturelle hein, parce que l'espace d'un instant on aurait pu douter.

(oui, j'ai dit un gros mot)

vendredi 5 avril 2013

La Grande Question sur la Vie, l'Univers et le Reste

Alors que la poussière retombe, comme elle sait si bien le faire, et que les premières évaluations en ligne fusent, l'école 42, nouvelle invention de Xavier Niel et Nicolas Sadirac, commence à prendre sa place et préparer son contingent de rentrée. Mais, si l'on peine à trouver dans la presse des voix divergentes sur le bien-fondé et la qualité déjà reconnue d'une école qui n'a pas encore ouvert, celle-ci n'a pas encore fini de soulever quelques questions. Et comme si son nom l'y destinait, elle soulève entre autres des questions de chiffres. J'avais déjà donné la semaine dernière une première réaction « à chaud » sur ce que m'avait inspiré l'annonce du projet. Cette fois-ci je m'interroge surtout sur certains faits et chiffres annoncés.

Parce que que sait-on, à l'heure actuelle de cette école, en terme d'indicateurs chiffrés ? Selon les sources et les présentations, elle est soit destinée à accueillir 1000 étudiants au total, soit à en accepter 1000 nouveaux par an, ce qui n'est pas du tout la même chose. Les versions variant selon les présentations, il peut convenir de creuser un peu, et de chercher ce qu'il en est. Vous verrez, vous ne serez pas déçus de ce qu'on peut trouver.
Nos seules informations fiables sont quelques indicateurs : l'école sera hébergée dans des locaux d'une surface de 4242m² (le fameux Heart of Code) et les coûts de fonctionnement sont estimés à 50 millions d'euros pour les 10 premières années. C'est à l'aune de ces informations que nous pouvons étudier les deux grandes hypothèses.

La première est que l'école a vocation à accueillir 1000 nouveaux étudiants par an et à les conduire au terme de la formation. C'est par exemple ce qui a probablement poussé le dirigeant d'Ametix à annoncer qu'il faisait une proposition d'embauche ferme aux 1000 premiers diplômés de l'école (proposition qui pour être tenue impliquerait que sa société connaisse une croissance d'environ 9000% en 5 ans, mais bon, dans le monde magique de l'informatique, tout est possible).
Si cette hypothèse tient, alors elle implique que pendant les 5 premières années l'école va « monter en charge » (oui, moi aussi je sais reprendre des termes techniques dans le texte pour mieux cibler mon public) pour atteindre un effectif total de 5000 étudiants (version utopiste, il y aura forcément de l'évaporation, même si elle reste pour l'instant impossible à estimer). Un tel effectif impliquerait donc que sur les 10 premières années, l'école connaisse un effectif cumulé de 40000 étudiants (le temps de la montée en charge).
Avec cette estimation, cela conduirait à calculer que d'une part, en rythme de croisière, la superficie de l'établissement sera d'environ 0,85m² par étudiant (4242/5000), ce qui est peu, convenons-en, et sera probablement un peu moins, vu qu'il faudra aussi intégrer de l'espace pour les enseignants et le personnel de l'école (à moins que l'entretien ne soit assuré par des Roombas, voila qui serait innovant). A ce niveau-là, il va falloir rajouter beaucoup de monde sur les magnifiques vues des futurs locaux pour donner une impression réaliste de ce que sera la vie dans l'établissement. D'autre part, cela permet d'estimer la dépense par étudiant à 1250€ par étudiant (50 millions / 40000), ce qui pour le coup impliquerait que 42 serait certainement la formation supérieure la moins coûteuse du pays (pour information, le budget par étudiant et par an d'une université comme Paris VIII est d'environ 5000€) et que du coup, Xavier Niel ne tient pas seulement une recette pour révolutionner l'informatique, mais aussi pour sauver le budget de l’État, et qu'il a oublié de nous le dire. Clairement, à la vue de ces chiffres, l'hypothèse d'un établissement de pointe sortant 1000 nouveaux « diplômés » chaque année semble peu réaliste. Ou alors les étudiants vont vraiment profiter du caractère « ouverture 24h/24 » de l'école pour organiser des roulements dans les salles machines, ce serait pour le coup une application des trois-huit très « professionnalisante » (ou appliquer des règles de vie dignes d'un équipage de sous-marin).

L'autre hypothèse serait que l'établissement n'est voué qu'à un effectif total de 1000 étudiants, pas plus. Cette version semble corroborée par l'annonce par Xavier Niel lui-même Florian Bucher (le directeur technique de l'école) lors de la conférence de presse lançant le projet (à 22min50s) que l'établissement sera équipé de « un parc informatique de plus de 1000 postes [...] 1 étudiant , 1 poste» et est donc relativement tangible. Elle apparaît également plus cohérente si l'on regarde à nouveau budget et superficie. Cela ramène en effet la superficie à 4,242m² par étudiant (de quoi respirer un peu plus, ou en tout cas éviter de travailler debout en tenant son ordinateur à bout de bras), et le budget de fonctionnement à 5000€ par étudiant, ce qui semble plus dans la norme des coûts de fonctionnement d'un établissement appliquant une pédagogie « par projets » (surtout en démarrant l'exercice avec un matériel et des locaux flambant neufs). Mais cette hypothèse-là présente un souci : c'est que dans les faits l'école va bien accueillir 1000 nouveaux étudiants à la rentrée 2013 (sélectionnés parmi 4000 qui participeront aux formations « piscine » de cet été).

Que va-t-il donc se passer dans un an ? Si l'effectif se maintient à 1000 étudiants, il n'y aura alors pas de place pour de nouveaux venus. Cela donnerait donc une école formant un contingent de 1000 personnes, en ouvrant ses portes une fois tous les 5 ans. Ça a un coté très « école d'élite ultra prestigieuse » mais semble complètement décorrélé des besoins des employeurs qui vont avoir besoin d'un flot continu de nouveaux développeurs, pas d'un lot quinquennal.
Donc pour assurer un flux continu, sans augmenter l'effectif total de l'établissement, il n'y aura qu'un moyen : miser sur les départs. Qu'ils soient volontaires (abandons, réorientations) ou forcés (personne n'a dit que l'école autoriserait le redoublement en fin d'année si un étudiant ne donne pas satisfaction). Il n'est donc pas impossible qu'à l'approche de l'été 2014, un grand nombre d'étudiants de cette école se retrouvent à faire leur valise après avoir manqué (par motivation personnelle ou par manque de niveau) leur première année. Après tout, le meilleur moyen de sélectionner et former des « génies », c'est encore de brasser large au départ et de ne garder que les pépites. Et puis qui pourra se plaindre ? L'école est entièrement gratuite, elle ne doit rien à ses étudiants, à aucun moment.
Ces étudiants (qui risquent au final de représenter une quantité non négligeable) se retrouveront donc au bout d'un an, avec une formation intensive mais non validée, des compétences imparfaites, et aucun mécanisme d'équivalence qui leur permette de valoriser leur année dans un autre établissement. Retour à la case Bac+0 (pour ceux qui auront passé leur bac avant de venir, les non-bacheliers pour le coup ne risquent effectivement rien), chose embêtante en fin de première année, plus difficile à supporter si on se fait éjecter à l'approche de la fin de cursus.

Bien entendu je n'affirme pas que c'est ce qui va arriver. Dans l'absolu nous ne savons pas, et certaines choses restent floues. Je pense qu'il serait toutefois bon, pour tous les candidats qui vont passer les sélections de cet été, de savoir à quoi s'en tenir sur cette question. Combien peuvent espérer passer en 2° année ? Valider le cursus court en 3 ans ? Combien arriveront au bout des 5 ans de formation sur la totalité des entrants ? Qu'adviendra-t-il des perspectives de ceux qui n'arrivent pas au bout ? Un choix d'orientation aussi marqué que celui-là (parce que la formation sera exigeante, c'est certain, et parce qu'elle ne permet pas de réorientation dans des cursus autres) mérite au moins d'être étayé par des informations claires, et pas de jolies promesses.

Maintenant il se peut que j'aie raté certaines informations sur le sujet, ou que j'aie mal lu certains chiffres. Si quelqu'un ayant plus d'informations sur le sujet passe par ici et peut fournir des éclaircissements, je serai ravi de les intégrer dans la réflexion.

Et comme je l'ai conclu dans mon précédent billet, de toute façon, nous jugerons sur pièce. Je préférerais juste éviter que dans le compte ce soient les étudiants qui servent de variable d'ajustement.

NB : mise à jour rapide en temps réel :
J'ai demandé à Nicolas Sadirac directement par twitter, qui vient de confirmer l'hypothèse "1000 étudiants par promotion". Ce n'est donc pas une formation en piscine, mais bien en sous-marin qui se profile.

mardi 26 mars 2013

Born 2 be alive

C'est ce matin, en grande pompe et après un buzz désormais très « traditionnel » (dont le nom de code fut #born2code) que Xavier Niel a annoncé son nouveau projet qui va « révolutionner » la société : une école d'informatique, gratuite, ouverte à tous les jeunes de 18 à 30 ans, en 3 à 5 ans, censée apporter de la fraîcheur, de l'innovation et des poneys arc-en-ciel dans un enseignement supérieur français sclérosé et maléfique qui ne laisse pas éclore les vrais talents. Derrière lui dans cette aventure Nicolas Sadiraz, fondateur et ancien directeur d'Epitech (une école « révolutionnaire » et « innovante » à quelques milliers d'euros par an, elle) ainsi que quelques uns de leurs anciens partenaires, qui ont participé à une conférence de presse aux allures de grand-messe messianique.

Derrière la couche de communication typique du personnage Niel (à grands coups de teasings, de messages plus si cachés que ça à force et moult références cette fois à Douglas Adams), le principe de son établissement semble être simple : l'accès est ouvert à tout candidat sans condition de diplôme (il faut juste avoir entre 18 et 30 ans), la scolarité (ouverte pour 3 ans dans l'immédiat, vraisemblablement sur 5 ans au final) est entièrement gratuite, tous les frais étant réglés par une association à but non lucratif financée pour le moment par Xavier Niel lui-même. Pas de diplôme ni de certification délivrée à la fin (enfin probablement un « diplôme » maison qui n'aura juste pas d'équivalence dans le système officiel), des locaux et un équipement pimpants et une méthode pédagogique bien connue : de la pédagogie par projets à toutes les sauces et en toutes circonstances.

Sur le papier cela vend bien, et il y a effectivement une initiative intéressante, celle de créer un établissement performant et gratuit. Cependant tout cela a été tout de suite vendu avec un discours particulièrement fort : l'enseignement supérieur français est mauvais au possible, voici enfin une école qui va bien faire les choses.
Et cette doctrine a été déclinée sur tous les tons : bouh la vilaine éducation nationale qui rejette des jeunes sans même le bac alors que ce sont certainement des génies méconnus, bouh les vilaines écoles qui ne font rien qu'à donner des cours aux étudiants qui aimeraient s'épanouir par eux-mêmes, bouh aux universités qui font des cours en amphi quand les supports de cours magistraux du MIT sont disponibles en ligne, bouh aux diplômes qui sont une sclérose du système français, bouh à ces programmes scolaires qui sont mal faits et n'enseignent pas les vrais choses utiles en entreprise. Bouh à tout le monde sauf nous qui sommes les seuls à bien faire les choses.
Du coup, pour faire passer le tout et faire rêver les cohortes de futurs étudiants, nos joyeux nouveaux messies de l'enseignement en informatique sortent la brosse à reluire de compétition. En expliquant à tous ceux qui ont du mal dans le parcours scolaire standard qu'ils sont de vrais génies non-reconnus et foulés au pied par une éducation nationale qui ne veut produire que de l'élève formaté, obéissant et incapables d'innover (on avait pas vu mieux depuis Percy Jackson, vous savez, cet adolescent hyperactif et dyslexique dont on découvre qu'en fait il est un demi-dieu plein d'énergie et dont le cerveau est « câblé » pour lire naturellement le grec ancien, mais si, rappelez-vous). Et pour assaisonner le tout, on nous présente les (futurs) locaux de l'établissement (visiblement pas encore construit, ce ne sont que des images de projets) avec bâtiments étincelants, intérieurs designs, ordinateurs rutilants (oui, pour une formation d'informatique étiquetée « pédagogie P2P », ils ont choisi de travailler sur Mac, les machines les plus cloisonnées du marché) et projet pédagogique ambitieux (oui, de la pédagogie en peer-to-peer, c'est à dire en gros de la pédagogie par projets et entre étudiants, parce que les profs de toute façon, ça ne sert pas à grand chose et ça râle trop, c'est bien connu).

Au final, qu'en penser ?

Personnellement je suis extrêmement partagé sur le projet. Si créer par pure philanthropie (ahem ahem) une école pour former des jeunes est tout à fait louable, reste à voir ce qu'il va en ressortir. Le modèle pédagogique mis en avant (qui n'a rien de nouveau, quoi qu'en disent ses promoteurs c'est de la pédagogie « nouvelle » et « active », comme il en existe dans certains établissements depuis très longtemps) donne de très bons résultats avec les étudiants déjà motivés et ayant le goût d'apprendre, mais ne convient pas à une grande partie de la population arrivant dans le supérieur, qui cherche souvent des repères que seuls les enseignants peuvent apporter, et qui a parfois aussi besoin d'être poussée pour avancer plutôt que de passer ses nuits à jouer avec sa guilde.
Sur le programme, déjà disponible en ligne (et qui ressemble plus à une plaquette publicitaire qu'à un vrai programme pédagogique, quand on observe le vocabulaire et les tournures employées), on peut se faire une idée du contenu des 3 premières années. La moindre des choses est de constater que les concepteurs de ce programme ont parfois une vision de l'informatique assez singulière (j'apprends que la programmation réseaux et l'assembleur x86 sont de « l'environnement UNIX ») et une hiérarchisation des notions assez différente de ce à quoi on peut être habitué (par exemple pourquoi attendre la troisième année pour faire du SQL tout en se précipitant sur l'IA dès la première année ?). Sinon il ressort qu'en effet ce programme est plutôt ambitieux (même si on ne sait pas trop pour l'instant si les étudiants verront tout le programme ou si c'est un menu à choix) mais qu'il est aussi très ancré dans les technologies et les outils, ce qui risque d'en faire une formation intéressante sur le court terme mais très rapidement périssable.
Car oui, il est clair que les employeurs sont souvent très demandeurs de jeunes sachant manier les « outils » les plus récents du marché, ce qui peut tout à fait rejoindre l'objectif de Xavier Niel : mettre sur le marché de l'emploi les jeunes dont les employeurs ont immédiatement besoin, dans un secteur où certaines sociétés pratiquent un turn-over effréné. Mais bizarrement les vieux ronchons d'enseignants que nous sommes avons pour principe de surtout inculquer à nos étudiants les méthodes et les processus qui leur permettront de continuer à être utiles tout au long de leur vie, et de n'employer les outils que comme éléments de mise en pratique, parce qu'une carrière dure plus de 40 ans et que les outils doivent rester ce qu'ils sont, des instruments utiles mais que l'on finira par remplacer.

A coté de cela, l'idée d'offrir une vraie chance à des rejetés de l'enseignement classique est une piste intéressante, mais qui là fleure bon l'argument commercial plus que la vraie stratégie de développement. C'est un fait, il y a des jeunes qui ne réussissent pas à s'épanouir dans le système d'enseignement français standard (qui est beaucoup plus multiple et polymorphe que ce que certains veulent bien nous faire croire) et qui pourraient être des personnes très brillantes si elles avaient une vraie chance. Ce phénomène est potentiellement plus marqué en informatique que dans d'autres disciplines, puisque cet enseignement ne démarre encore maintenant que trop tard dans les parcours scolaires (l'éducation nationale s'y met progressivement, mais tant qu'il n'y aura pas de vrais enseignants d'informatique générale dans les collèges et lycées il restera beaucoup à faire) et que les jeunes pouvant y prendre goût n'ont donc pas l'occasion de briller et être remarqués avant qu'il ne soit trop tard et qu'ils décrochent du système. Mais ces profils restent rares. Beaucoup de jeunes vraiment doués et innovants tirent quand même sacrément bien leur épingle du jeu et réussissent leurs études avec brio, j'en connais, je travaille même avec quelques uns de ces « génies » et j'ai probablement eu la chance d'en avoir quelques uns comme étudiants, et ils n'ont pas l'air si traumatisés que ça.
Le hic c'est donc que des génies méconnus de l'informatique, il y en a probablement, et que certains trouveront peut-être dans cette école une opportunité à saisir. Mais je doute qu'il y en ait 1000 par an de ces « non-bacheliers qui en fait ont un vrai potentiel » et je pense que l'école va probablement rempli ses rangs d'étudiants aux profils beaucoup plus standards. Ces étudiants standards vont donc se développer dans un contexte de pure « pédagogie par projets » pour développer leur potentiel en travaillant essentiellement comme des autodidactes réunis. Ils ne vont finalement rien faire de plus ou moins extraordinaire que dans une formation tout à fait classique, à ceci prêt qu'ils vont certainement passer à coté de la vraie plus-value universitaire : celle de pouvoir étudier des sujets de pointe, et pas seulement des technologies déjà « maîtrisées ». Et comme je le disais déjà ici, pour moi ce qui fait la valeur d'un établissement ce n'est pas de recruter des gens brillants et s'assurer qu'ils le restent, c'est d'apporter de la valeur à la totalité des étudiants, en les poussant plus loin que leur « potentiel brut ».

En définitive je reste pour l'instant dubitatif sur les résultats réels de cette école (qui va attirer, c'est certain) et je pense qu'il faudra juger sur pièce. A terme l'absence de diplôme « réel » et donc valorisable comme tel en sortie d'école risque d'être un handicap sérieux pour des jeunes dans un environnement où l'ingénieur est roi. Il faudra certainement de nombreuses années pour évaluer avec pertinence cet établissement (ne serait-ce que le temps que les premières générations d'étudiants en sortent et s'intègrent dans la vie active) et surtout son impact sur le paysage de la formation informatique en France (ok, surtout autour de la capitale) par sa capacité de captation (parce qu'en prenant 1000 nouveaux étudiants par an, cette école risque d'assécher quelques établissements concurrents et de créer de sérieux appels d'air). Dans un premier temps, nous pourrons observer quelle part de ces fameux « non-bacheliers » nous retrouverons parmi l'ensemble des inscrits de la rentrée 2013, cela sera un premier indicateur quand à la « cible » réelle de l'établissement par rapport à son affichage.
Sur la démarche, autant je trouve très appréciable l'idée de proposer quelque chose de nouveau dans le paysage de la formation en France (parce qu'il n'y a jamais UNE façon de faire les choses, les méthodes et structures doivent être multiples et variées pour que chaque étudiant trouve ce qui correspond à son profil), autant je ne peux que trouver détestable l'idée d'arriver en crachant sur ce qui existe déjà, comme si nous n'étions que des incapables obtus et n'ayant rien apporté de nouveau.

Et de notre coté, nous continuerons à faire ce que nous savons faire de mieux : produire de la connaissance et la diffuser, et tant pis si nous ne sommes pas le MIT et que notre méthode ne plaît pas à M. Niel et ses amis. Parce que l'air de rien, notre travail, nous savons le faire, et que nous sommes bien moins « sclérosés » qu'ils ne veulent bien l'admettre.

Il faudra peut-être que je fasse un billet sur qui court après qui entre universités et entreprises, parce que les tours d'ivoires ne sont pas toujours là où on croit.

Technologic

Parmi les grandes discussions entourant le projet de loi visant à réformer l'enseignement supérieur (oui, encore un, ça faisait longtemps) que notre ministre a présenté officiellement le 20 mars dernier, une de celles qui me touche le plus dans l'immédiat est vraisemblablement celle se tenant autour de la nouvelle obligation des STS (Sections de Technicien Supérieur) d'accueillir en priorité des étudiants issus de Bacs Professionnels et celle des IUT (Instituts Universitaires de Technologie) d'accueillir en priorité des étudiants issus de Bacs Technologiques. Enseignant en IUT depuis environ 8 ans, je commence à avoir un aperçu de ce que donne chez nous l'accueil d'étudiants venant de filières technologiques. De ce que j'en vois, cette politique de quotas qui ne dit pas son nom a tout de la « fausse bonne idée » qui ne va vraisemblablement pas arranger les soucis de notre système d'enseignement supérieur. Au-delà du pseudo argument sur la mission des IUT (sur lesquels je centrerai mon propos) et des STS, il s'agit en effet à mon sens d'une loi qui relève surtout de l'affichage politique et qui va à l'encontre de l'intérêt des étudiants.

Pour commencer, un point sur la situation actuelle. D'après les chiffres que j'ai trouvés sur le site de l'éducation nationale (qui datent un peu), la proportion de bacheliers technologiques en IUT est au global de 33,2% par rapport à l'effectif global. Si cette valeur est vraisemblablement variable suivant les disciplines (l'informatique est réputée par exemple pour prendre peu de bacheliers technologiques en entrée), elle n'est pas réellement « faible ». Il faut donc interpréter ce que peut représenter cette notion de « priorité » avancée par le gouvernement dans le contexte actuel ? S'agit-il de monter à plus de 50% de bacheliers technologiques ? Ou de viser un objectif dans les faits « déjà atteint » qui ne changera pas grand chose au fonctionnement des établissements. Le manque de précision sur les objectifs précis est à ce titre assez gênant puisqu'il entretient autour du débat un flou nous empêchant d'anticiper les effets concrets de la réforme.

Un des grands arguments de cette réforme serait la « mission » des IUT, comme si ceux-ci avaient été conçus pour accueillir les étudiants issus de filières technologiques. Cet argument est en grande partie faux. Historiquement les IUT ont été conçus à la fin des années 60 pour accueillir des étudiants venant de baccalauréat général et cherchant une formation à visée professionnelle en deux ans. Leur ré-orientation vers l'accueil fort d'étudiants issus de filières technologiques n'est que relativement récente, et trouve surtout écho dans la volonté dont a témoigné V. Pécresse lors qu'elle était Ministre de l'enseignement supérieur de 2007 à 2011.
La vraie limite de cette mission de formation professionnelle n'est pas tant due aux IUT en eux-même qu'au contexte qui s'est développé autour. Autant dans les années 70 de nombreux étudiants envisageaient sereinement de se contenter d'un Bac+2 et d'avoir de bonnes perspectives d'emploi et de rémunération, autant à l'heure actuelle tout est fait pour inciter les étudiants à poursuivre leurs études le plus longtemps possible (ou en tout cas à viser un Bac+5, ingénieur ou équivalent) s'ils veulent tirer leur épingle du jeu. Avec en plus une offre de formation supérieure qui s'est étoffée ces dernières années (l'apparition des licences professionnelles et l'augmentation du nombre d'écoles privées), tout incite les étudiants qui en ont les moyens (intellectuels et/ou financiers) à poursuivre le plus longtemps possible.
Or la formation dispensée en IUT est à la fois très complète (1800h en deux ans, plus un stage, alors qu'une formation « fac » propose 450 à 600h de formation par an) et très efficace (car ciblée, et soutenue par des enseignants, enseignants-chercheurs et professionnels qui s'impliquent fortement, parfois d'ailleurs au détriment de leur progression de carrière). Cela fait du DUT un diplôme très apprécié des licences et des écoles qui y reconnaissent des profils compétents, sachant travailler et souvent très motivés par leur champ professionnel. Les IUT ne peuvent donc pas faire grand chose pour enrayer ce phénomène qui leur échappe, à part saboter leur travail volontairement, ce qui serait peu intelligent, tout de même.

Au-delà de cet argument de la mission (qui peut être redéfinie avec le temps, oui, mais n'est pas un argument de « légitimité historique »), cette réforme a en fait une volonté très « politique » et qui fait suite à une série de choix stratégiques concernant l'enseignement français qui mettent le gouvernement actuel dans une situation difficile.
Lors de la création du baccalauréat professionnel en 1985, le ministre J.P. Chevènement a voulu faire de l'affichage : créer une filière professionnelle, censée déboucher sur une insertion directe dans la vie active, mais l'appeler baccalauréat pour pouvoir ensuite se vanter que 80% d'une classe d'age passe le bac (sans distinguer général, technologique et professionnel). Le fait est qu'en choisissant de faire de cette formation professionnelle un baccalauréat, le ministre a ouvert la voie de ces bacheliers à la poursuite d'études dans l'enseignement supérieur, même si ce n'était pas son intention première (le baccalauréat est par définition première un diplôme ouvrant l'accès aux études supérieures, c'est historiquement sa seule raison d'être). Suite à cela, les bacheliers professionnels ont connu la même dynamique que les étudiants d'IUT : un contexte économique incitant plus à la poursuite d'études qu'à l'insertion professionnelle. Sauf que dans leur cas, l'intégration dans les structures d'enseignement supérieur classiques se passe beaucoup moins bien. Du point de vue du supérieur, ces étudiants présentent généralement des faiblesses globales (sur leur capacité de compréhension, de travail, d'autonomie) par rapport à ceux provenant de filières générales ou technologiques qui font qu'ils ne peuvent pas poursuivre efficacement leurs études, sauf cursus spécialement adaptés (et parfois avec des objectifs moindres que ceux des cursus standards). Ils se retrouvent donc dans un monde universitaire auquel ils n'étaient pas vraiment destinés et qu'ils ne sont pour la plupart par armés pour suivre, et échouent.
Du coup, comme il faut permettre à ces bacheliers de poursuivre leurs études (parce que poursuivre ses études après un diplôme professionnel, quand on parle du bac, c'est normal, quand on parle du DUT, c'est un dévoiement du diplôme), il faut leur créer une place là où ils ont une chance de réussir, quitte à pousser les autres. Donc on impose des quotas de Bac Pro en STS, et histoire que les étudiants issus de Bac Techno (un des publics habituels des formations STS) ne soit pas en reste on les recase bon gré mal gré en IUT. Que l'on pousse pour ce faire des étudiants issus du bac général et qui réussissaient jusque là bien en DUT n'est visiblement pas un problème. Et bien entendu personne ne se pose la question de savoir si ces étudiants ainsi casés de force vont réussir leurs études, l'important c'est l'affichage, on pourra toujours reprocher aux enseignants de ne pas faire de miracles ensuite.

Parce que le point censé être la clé de cette réforme, à savoir de permettre la réussite des étudiants, est tout sauf garanti. Notre établissement accueille déjà depuis des années des étudiants issus de Bac Technologique (en Informatique, nous accueillons des étudiants issus de Bac STI ou STG – qui changent de nom cette année), et j'ai déjà eu l'occasion de constater à quel point cet accueil peut être un véritable tremplin pour certains de ces étudiants. Mais la contrepartie de cet accueil est souvent un taux de réussite relativement faible chez ces étudiants, qui s'ils n'ont pas une motivation très forte s'écroulent très souvent en fin de premier semestre. Sur les 16 étudiants issus de Bac Techno que nous avons accueilli en DUT Informatique à la rentrée dernière (dans une promotion de 70 étudiants), la moitié ont déjà abandonné, et les autres ne sont pas sûrs de valider leurs deux premiers semestres.
Le blog Gaïa Universitas, dans son argumentaire en faveur de cet élément de réforme, pointe que le taux de réussite est de 68% chez les étudiants venant de filière technologique en DUT (contre 13,5% en fac, ce qui est effectivement très faible). Mais ce taux est déjà plus faible que le taux de réussite global (de 74,3%) [source site MESR] alors que ces étudiants sont triés sur le volet (examen plus attentif des dossiers, entretiens avec les étudiants afin de mieux cerner leurs motivations et s'assurer qu'ils ne se fassent pas une fausse idée du métier, etc.) et que souvent sont mis en places des efforts particuliers pour aider ces étudiants à réussir (soutien, suivi) qui sont applicables à petite échelle, mais ne sont pas généralisables à l'échelle de toute une promotion (à moins qu'on nous apporte des budgets et des enseignants supplémentaires, mais vous comprenez, c'est la crise). Dans ces conditions, ouvrir les portes de l'établissement en très grand par un mécanisme de priorités risque fortement de faire arriver des étudiants qui ne sont clairement pas armés pour suivre ce genre de cursus, et à qui on aura fait miroiter une poursuite d'études ne pouvant mener qu'à un échec.
Bien entendu à ce moment on nous reprochera de trop attendre de ces étudiants que l'on nous a fait accepter de force et on nous demandera certainement de revoir les ambitions du diplôme à la baisse. Le hic c'est que le DUT n'est pas un diplôme dont le niveau est fixé pour faire joli sur des organigrammes, c'est un diplôme dont le niveau d'attente correspond aux besoins des métiers concernés, et que si c'est pour former des informaticiens incapables d'écrire un programme ou configurer un réseau, autant arrêter les frais tout de suite.

Finalement, si les IUT ne répondent pas actuellement à la « mission » que veut leur confier le gouvernement, il faut bien comprendre qu'ils répondent à un besoin réel. Celui d'étudiants venant de filières générales, pas spécialement privilégiés, qui sont pris à choisir entre des classes préparatoires qui ne leurs conviennent pas (parce qu'ils en ont marre des maths et de la physique, parce que le rythme est éprouvant et souvent destructeur, parce que la formation est « optimisée concours » et n'apporte souvent que peu de compétences employables directement) et des cursus en licence qui n'ont pas les moyens (financiers, matériels et humains) de mettre en place des formations aussi efficaces qu'il le faudrait (et je le sais très bien, je suis un ancien Bac S qui a choisi d'étudier en IUT, puis est passé par la fac et a finalement fait une thèse). Cette politique de priorités (pour ne pas dire quotas, parce que notre ministre nous a dit que le terme de quotas ne serait pas employé, vous comprenez, les mots c'est mal et ça pourrait vouloir dire des choses) passe du coup complètement à coté de ce besoin réel : les étudiants plutôt bons qui seront refusés en IUT « parce qu'il faut faire de la place aux bacs technos » vont se retrouver devant ce choix qu'ils refusent de faire (prépa ou fac) et il y a de fortes chances qu'une grande part d'entre eux finisse par atterrir dans le privé : dans des écoles qui préparent au BTS par exemple (qui étant établissements privés pourront ne tenir aucun compte des priorités ministérielles) ou dans des écoles avec prépa intégrée (certaines délivrant un diplôme d'ingénieur, d'autres un simple Master, et qui dans les deux cas coûteront cher en frais d'inscriptions). Il serait beaucoup plus efficace (et moindre en effets pervers) de travailler davantage sur l'offre universitaire standard, en donnant aux universités les moyens de mettre en place des diplômes de licence aussi attractifs et efficaces en terme de formation que le DUT (en comptant qu'en plus les IUT faisant déjà partie des universités, il y a déjà des bonnes volontés en interne pour aider à améliorer tout ça). Cela attirerait du coup de nouveau les bons étudiants sur les bancs de la fac et créerait mécaniquement de la place en IUT et STS. Mais cela demanderait des moyens, une volonté politique affirmée, et d'arrêter de faire de l'université la dernière roue du carrosse de l'enseignement supérieur français, sûrement trop demander à l'heure actuelle.

Et éventuellement il faudrait envisager d'arrêter de donner le bac à des étudiants qui ne sont pas capables de suivre une consigne simple, manier les opérations de base (tous les ans je commence par réapprendre à mes étudiants comment poser une division) et s'exprimer en français correct. Mais là je suis utopiste.

Et aussi se demander pourquoi dans le système français à chaque fois qu'un gouvernement crée un diplôme à visée professionnelle ce dernier devient en quelques années un tremplin fort pour la poursuite d'études. Il y a certainement une piste intéressante à creuser.

dimanche 17 mars 2013

Hidden Agenda

Voici juste une petite quenelle pour garder le blog un peu actif en attendant d'avoir le temps de refaire quelques billets de fond, avec un aperçu de mon agenda de la semaine :
  • Lundi : je suis en cours toute la journée ou presque, et je dois rencontrer des étudiants pour faire un point sur leur projet de fin d'année.
  • Mardi : je participe à un séminaire dans lequel je dois faire une présentation de certains travaux, devant un public qui ne devrait pas manquer de questions. Le séminaire n'étant pas sur Paris je vais faire l'aller-retour en train dans la journée.
  • Mercredi : je fais une présentation sur les Serious Game dans une conférence, là encore hors de Paris, là encore aller-retour sur la journée.
  • Jeudi : une journée calme, à savoir uniquement des cours et un peu d'administratif.
  • Vendredi : Visite de l'Agence d’Évaluation de la Recherche et de l'Enseignement Supérieur à mon laboratoire en vue de notre évaluation quadriennale quinquennale. Autant dire que tout le labo va devoir être sur le pont.
Voila, ce n'est pas une semaine-type, clairement, mais juste un aperçu de comment quelques événements peuvent s'enchainer rapidement et tomber au même moment. 

(et bien entendu je passe mon dimanche après-midi à préparer tout ça, parce que les présentations ne vont pas s'improviser)


lundi 4 février 2013

Laws of Attraction

Il n'aura certainement échappé à personne que pendant que nous savourons avec délice cet hiver dont beaucoup pensaient qu'il n'en finirait jamais de venir, l'ensemble des députés du pays se sont réunis pour échanger et s'affronter sur ce champ de bataille épique qu'est l'assemblée nationale, ce afin de savoir si finalement oui ou non les personnes de même sexe auraient le droit de se marier entre elles, avec tout ce que cela entraîne.

Je ne fais pas ce billet pour discuter de la question du « mariage pour tous ». J'admets y être favorable, mais ce n'est pas la question qui m'intéresse ici. Le point central de ce billet est surtout un argument que j'ai entendu plusieurs fois lors des débats de ces derniers jours (oui, on peut suivre l'intégralité des séances publiques grâce au site dédié de l'Assemblée Nationale, et c'est un exercice que je conseille à tous) et qui m'interpelle vivement, tant par sa propension à revenir encore et encore dans les propos, et dans l'erreur surprenante qu'il me paraît contenir.

Cet argument, c'est celui dit « de la loi naturelle », qui fut à un moment tant répété que certains se sont demandés si un certain vieux parti n'avait pas finalement réussi à s'infiltrer dans l'hémicycle en douce.

Cet argument suppose visiblement que le gouvernement viserait à enfreindre les lois de la nature par ses réformes, ce qui serait donc mal. Et pour tout dire, tout il me laisse perplexe.

Tout d'abord parce que je vois mal comment le législateur pourrait réussir à changer les lois de la nature par le simple fait de lois et de décrets. Le gouvernement pourrait bien faire voter qu'à l'avenir la gravité est nulle et non avenue et qu'il fera 35 degrés à l'ombre en hiver, je ne pense pas que cela nous amène à aller travailler demain en apesanteur et en short. L'explication complète doit donc être que certaines lois visent à autoriser des pratiques scientifiques qui elles ne respectent pas les lois de la nature, mais là encore, ce raisonnement pose soucis.

Si l'on considère que les lois de la nature sont des lois scientifiques, il apparaît que contrairement à ce que certains pensent, la science permet de les préciser, et certainement jamais de les enfreindre. Le propre de la science est de comprendre et connaître le monde et d'en cerner et décortiquer toutes les subtilités (même si parfois certaines subtilités ne survivent pas à la façon de les décortiquer, mais c'est un débat à part). Descendant de façon de plus en plus profonde dans la compréhension des mécaniques qui font tourner ce monde, la science ne saurait à aucun moment violer les règles de la nature qu'elle entend étudier, elle n'en serait tout bonnement pas capable. Tout au plus peut-elle nous apporter quelques surprises, en nous faisant réaliser que ce qui semblait impossible est finalement envisageable, et que ce qui semblait certain n'est pas toujours vérifié. La science n'a par exemple jamais enfreint la loi de la gravité, mais elle a permis de trouver d'autres forces, tout aussi « naturelles » qui nous permettent de faire voler des avions et d'envoyer des fusées dans l'espace. Et les mécanismes permettant de le faire étaient déjà présents dès le Big Bang, il nous a juste fallu du temps pour les découvrir et les apprivoiser. Ainsi, si la nature a ses lois, alors les scientifiques en sont les patients juristes, cherchant à la comprendre et l'interpréter. A ceci près que si un scientifique s'égare trop dans ses interprétations, la réalité a tôt fait de lui démontrer son erreur, sans avoir recours à un juge. Sur cet effet, la nature est sans appel.

Maintenant il est aussi possible que ces fameuses « lois de la nature » fassent référence à une sorte d'état naturel du monde, qui serait sans cesse contredit par les constructions artificielles de l'homme. Comme si l'homme ne faisait pas partie de la nature et du monde, comme si la nature n'était pas déjà le point d'équilibre d'une multitudes d'interactions, toutes artificielles à leur manière. Comme si la ruche d'un essaim ou une colonie de coraux étaient plus naturels par essence. Cet état d'esprit reviendrait alors à renier tout ce qui est produit par l'homme, sous prétexte que c'est contraire à la nature première, comme si nous n'avions pas justement passé quelques dizaines de milliers d'années à nous écarter autant que possible de l'état primitif. Il s'agit donc peut-être finalement d'un argument hautement traditionaliste, visant à dire que les choses ont toujours été d'une certaine façon, et donc qu'elles ne devaient pas changer, parce qu'elles n'avaient pas changé auparavant. Vous noterez la subtilité de cette logique et la joie que peut ainsi procurer sa généralisation.

Au final, je tiens tout de même à préciser que je ne considère pas que le fait de découvrir grâce à la science de nouvelles possibilités implique de forcément y recourir. La science ne fait que créer des possibles, parmi lesquels nous devons décider sur quelle voie nous orienter, que conserver et que refuser. C'est justement le principe de la loi des hommes, celui d'un choix de société.

Donc s'il vous plaît, Mesdames et Messieurs les députés, occupez vous d'écrire collectivement la loi des hommes, et laissez la nature aux bons soins des scientifiques. Promis, nous veillerons sur elle avec la plus grande attention.

mercredi 16 janvier 2013

In Memoriam

Je n'ai pas eu beaucoup de temps pour écrire ces dernières semaines, fin de semestre chargée. Et pour tout dire à la base j'avais prévu de reprendre ce mois de janvier par un billet sur le projet de loi qui va encore une fois réformer et sauver l'enseignement supérieur français, comme tous les projets précédents. Mais il s'est passé quelque chose qui a changé la donne, et qui court-circuite tout le reste.

Ce qu'il s'est passé, c'est que Aaron Swartz est mort.

Je ne ferai pas semblant d'avoir connu A. Swartz depuis des années et d'avoir suivi son travail avec attention. Comme au final beaucoup parmi nous, je n'ai pris connaissance de son existence qu'au moment où elle s'est tragiquement éteinte. Je n'entrerai pas non plus dans les débats futiles quand à savoir s'il a vraiment été pilier de la création de RSS ou simple aide annexe, ou sur la part exacte et chiffrée qu'il a tenue dans la fondation de Reddit. Parce que ces considérations sont finalement secondaires pour le moment. Ce qui compte, c'est que c'était un passionné, quelqu'un qui aimait l'informatique, voulait la faire évoluer, et voulait partager cette évolution avec le reste du monde, et que le monde lui est tombé dessus et l'a accablé pour ça.

Aaron Swartz a enfreint un tabou important en s'attaquant à ce qu'il y a actuellement de plus honteux dans notre économie mondiale de la recherche scientifique : il a osé sortir des articles scientifiques appartenant officiellement à des revues payantes pour les diffuser gratuitement. En faisant cela, il a pointé l'ineptie de cette économie du savoir qui permet à quelques maisons d'édition de gagner leur vie sur le travail des chercheurs et à travers eux sur l'argent des étudiants et des contribuables.

Il faut comprendre que depuis des années, le mot d'ordre de la recherche mondiale est publish or perish : pour exister, il faut publier, c'est à dire écrire des articles scientifiques et les faire publier dans diverses conférences et revues spécialisées, de façon à montrer que l'on est un chercheur « productif ». Depuis des années, on ne parle plus que de nombre de publications par an, d'impact factor, de nombre de citations et de h index. Cette frénésie d'écriture, qui tient autant de l'exercice de communication continue que de recherche elle-même (savoir où soumettre, qui citer, quoi dire pour être accepté, lu et repris) a ainsi encouragé une véritable économie de l'édition scientifique, poussant en avant les conférences et les revues qui fonctionnent sur le travail bénévole des chercheurs.
Comment ça se passe ? Prenons l'exemple d'une revue scientifique : cette revue va lancer un appel à soumissions d'articles qu'elle va relayer à travers la communauté scientifique (listes de diffusions, carnets d'adresses, forwards de forwards de forwards, etc.). Des chercheurs touchant au domaine concerné vont alors voir l'occasion de remplir leur quota de publications scientifiques, et seront d'autant plus motivés que la revue sera réputée et lue. Ces chercheurs vont donc soumettre des articles, qui seront alors relus, commentés et approuvés (ou rejetés) par un comité scientifique : des chercheurs assez reconnus dans leur branche pour qu'on leur propose l'insigne honneur (bénévole) de relire et commenter le travail de leurs confrères.
Si un article est accepté, son auteur sera amené à y apporter quelques corrections proposées par les relecteurs (2 ou 3 relecteurs différents par article) et à le mettre en forme en suivant une feuille de style fournie par l'éditeur de la revue. L'article sera alors intégré à la revue, qui sera elle vendue (à l'article, au numéro, ou par abonnement) à toute personne ou laboratoire qui se montrera intéressée.
Et bien entendu vous avez déjà compris : à aucun moment il n'est envisagé que les auteurs d'articles, leurs employeurs (laboratoires ou universités) ou les relecteurs du comité scientifique ne soient rémunérés. Tout le contenu est fourni bénévolement par des scientifiques qui « font leur métier » et les revenus vont intégralement à la maison d'édition (qui se charge de la communication, coordination et publication, c'est à dire uniquement les services annexes).
Les auteurs sont ainsi invités à signer des cessions de droit sur leurs articles, en échange du privilège d'être publiés. Tout au plus auront-ils un exemplaire de la revue offert (ce qui est une plus-value extrêmement intéressante quand le laboratoire de l'auteur est déjà abonné à la revue). Si cela n'est pas une forme de copyright madness, qu'est-ce que c'est ?

Et encore, au moins avec les revues les auteurs n'ont pas à payer pour être publiés.

Parce que quand on s'intéresse aux conférences scientifiques, le fonctionnement est le même, à ceci près que toute acceptation d'article est subordonnée au fait qu'au moins un des auteurs s'inscrive à la conférence et s’acquitte par conséquent des frais d'inscription complets incluant généralement la participation à 3 journées de présentations (chaque auteur étant appelé à présenter son article pendant un talk d'une vingtaine de minutes), les repas sur place et un exemplaire des proceedings de la conférence (la version écrite des articles). Oui, vous lisez bien, les auteurs doivent payer pour être publiés et avoir le privilège de présenter leurs travaux devant un auditoire composé à 90% d'autres auteurs (parce qu'à environ 1000€ par personne tout inclus un laboratoire n'a pas toujours les moyens d'envoyer ses chercheurs simplement assister à des conférences sans publier).
Il est vrai que certaines conférences sont organisées directement par des universités (et si elles s'avèrent rentables elles permettront aux laboratoires organisateurs d'engranger un peu d'argent permettant de financer les futurs déplacements de leurs chercheurs), mais de plus en plus (en tout cas en informatique), les conférences qui comptent sont associées à des maisons d'édition célèbres pour la publication des fameux proceedings (la série des Lecture Notes in Computer Sciences de Springer en est un parfait exemple).

Personnellement je suis un chercheur travaillant dans un établissement public, mon salaire venant du contribuable français. Je considère qu'en effet écrire des articles scientifiques fait partie de mon travail et je ne demande pas à être spécifiquement rémunéré pour cela (juste à avoir du temps et des moyens pour faire mon travail, mais c'est un autre débat). Par contre travaillant pour le public, je ne vois pas quelle raison peut justifier que mes travaux ne soient accessibles qu'à des personnes ou établissements payant une redevance auprès de structures privées qui ne participent en rien à ma recherche. Mon travail appartient à la communauté, et devrait être diffusé librement à toutes et à tous.
C'est pour cela que j'approuve ce qu'à fait Aaron Swartz au MIT. Les articles qu'il a téléchargé pour les redistribuer n'auraient jamais du être en accès limité au départ. Qu'il ait été accablé pour cela est une démonstration magnifique de ce que notre système de recherche a de plus ubuesque et de plus aberrant.

C'est pour cela que, suivant la voie de nombreux confrères depuis ce week-end, mes prochaines publications scientifiques seront toutes mises en ligne gratuitement et en libre accès peu après leur publication, et il est très probable que mes anciennes publications le soient aussi prochainement (même si pour cela je demanderai tout de même l'autorisation aux autres auteurs avec qui j'ai travaillé, un chercheur ne publie presque jamais seul).
La mise en ligne ne se passera pas sur ce blog, je le ferai sur ma page professionnelle standard, hébergée par le site de mon université.

Et si une maison d'édition trouve à y redire, et bien on en redira.

lundi 10 décembre 2012

1984

Il est une chance pour nous qu'au milieu des querelles intestines à leur parti, les élus de l'opposition trouvent encore le temps de se soucier de vrais sujets de société et de l'avenir de notre pays (oui, moi aussi je sais faire des introductions façon Claire Gallois). Malheureusement, quand ils se soucient de l'évolution de notre société et des modes de pensée de leurs concitoyens, cela les pousse parfois à prendre des initiatives dont on se demande si elles relèvent simplement de l’esbroufe médiatique ou, plus inquiétant, de l'imposture intellectuelle.
Par exemple, Xavier Breton, député de la première circonscription de l'Ain, n'a rien trouvé de plus intéressant récemment que de demander la mise en place d'une commission d'enquête pour étudier la façon dont la théorie du genre se répand à l'heure actuelle dans les esprits français, jugeant que cet engouement pour la déconstruction des stéréotypes genrés est dangereuse pour l'avenir du pays, que sa diffusion s'est faite « sans débat public préalable » et pis encore que la théorie du genre « ne présente aucun caractère scientifique ».

Dans mon cerveau de petit citoyen ordinaire, une commission d'enquête parlementaire, c'est un gros truc. C'est le genre d'outil que l'on emploie quand il faut enquêter sur les dysfonctionnements de la justice dans l'affaire d'Outreau ou pour se saisir de sujets de société graves comme les sectes religieuses en France. Lancer une commission d'enquête parlementaire sur la question de la théorie du genre, ce n'est pas une mince affaire, et cela témoigne d'une préoccupation grave de la part de Monsieur Breton, qui doit penser que la survie de la République est en danger...
Sauf qu'à travers ces demandes et ces déclarations, outre faire exemple d'un conservatisme de pensée qui saura ravir son électorat traditionaliste, M. Breton fait la démonstration d'un mépris et d'une incompréhension de la chose scientifique qui est assez emblématique de la classe politique française.
Ce n'est pas un problème fondamentalement nouveau. En France, une grande partie de la classe politique a une formation et une culture scientifiques (je prends le mot science dans son sens complet, c'est à dire comprenant entre autre les sciences humaines, sociales, juridiques, etc.) relativement limitées. Très peu de personnalités politiques sont formées à la recherche et en mesure de saisir ses réels enjeux (oui, cela peut sembler condescendant à première vue, mais si on demande aux chercheurs de passer un doctorat, c'est bien parce qu'il y a besoin d'une formation particulière pour comprendre et pratiquer la recherche) et quand elles expriment leur point de vue sur la chose scientifique, elles confondent présenter une théorie et asséner un point de vue nourri aux images d’Épinal.

Donc qu'est-ce que la théorie du genre en fait ? C'est un champ de recherche, lié principalement à la sociologie, qui vise à étudier la façon dont la société projette des stéréotypes construits socialement sur les individus selon qu'ils soient de genre masculin, féminin, ou autre. Le « genre » d'un individu se détache à ce titre du « sexe » biologique en ce qu'il s'agit d'une construction sociétale autour de la notion de sexe biologique. Comme tout champ de recherche, les gender studies comme on les appelle outre-manche rassemblent toute une communauté de scientifiques, travaillant tout autour du globe, qui mènent des enquêtes et des études pour mieux comprendre et identifier la dissociation entre sexe et genre, entre la réalité biologique et la construction sociale.
Ainsi, quand M. Breton se plaint que les gender studies n'ont pas fait l'objet d'un « débat public », il nie simplement le fait que le domaine fait l'objet de nombre de colloques (même s'il a fallu attendre assez récemment pour trouver des colloques sur le sujet organisés en France) au cours desquels divers membres de la communauté scientifique présentent et discutent leurs travaux, dans la plus grande tradition universitaire. Peut-être s'offusque-t-il que lui, député n'ayant pas grande connaissance en sciences sociales, n'ait pas été appelé à exprimer son avis de non-expert du sujet, auquel cas nous devons aussi nous attendre à ce qu'il s'inquiète prochainement qu'il n'y ait pas eu de débat public sur la question des théories quantiques ou sur la théorie de l'évolution (mais nous allons peut-être y venir, un lobby créationniste finira bien par atteindre le sol français).

Il pourrait effectivement y avoir des choses à discuter sur l'état actuel des gender studies. En tant que jeune champ de recherche, aux implications politiques fortes, il peut avoir tendance à attirer des chercheurs engagés idéologiquement, qui pourraient ainsi présenter un biais idéologique dans la façon dont ils mènent leurs travaux et interprètent leurs résultats. Mais c'est à la communauté scientifique dans son ensemble de pondérer et corriger ce biais, en assurant un pluralisme de travaux et de points de vue, dont ressortira une vérité scientifique. D'un autre coté, il faut en effet faire attention à la façon dont certains groupes politiques pourraient vouloir récupérer les gender studies pour « prouver » leur doctrine, de la même manière que les politiques ont pour pratique courante de vouloir démontrer que leur doctrine économique est « prouvée scientifiquement comme la seule possible » (mais si, ils l'ont tous fait, que ce soit par l'avis d'experts pour par un recours hasardeux au « pragmatisme » et au fameux « principe de réalité » visant à court-circuiter tout débat en assénant une vérité unique).
Mais cela nous fait entrer dans un autre débat, celui de la tentative de récupération politique des sciences, par des personnes qui trop souvent non seulement ne sont pas formées à comprendre et interpréter certains résultats scientifiques mais surtout sont loin de toute tentative de recherche d'une vérité scientifique et cherchent surtout à tordre la science pour imposer leur discours à la population. Un comportement malheureusement trop répandu dans l'ensemble de notre classe politique, et qui n'est pas un problème nouveau. Il n'y a une fois encore qu'à regarder la façon dont certains parlent d'économie pour comprendre à quel point ils se préoccupent peu de vérité et de rigueur scientifique.

Toujours est-il que M. Breton nous présente une nouvelle démonstration de la capacité de certains élus à vouloir, au nom du combat contre la « pensée unique », essayer d'imposer leur propre mode de pensée dans la société, et à considérer les points de vue nouveaux et émergents comme des pensées dangereuses. Comme quoi de la politique française contemporaine à la mise en place d'un « Ministère de la Pensée », il n'y a pas grand chemin à parcourir.
A nous de nous assurer que ce genre de pas ne soit jamais franchi.

Et la prochaine fois M. Breton, au lieu de vouloir invoquer une commission d'enquête, donnez des fonds au laboratoire de sociologie de l'université la plus proche de chez vous. Ils se chargeront certainement avec plaisir de travailler sur le sujet et d'organiser un colloque. La plupart des chercheurs d'ailleurs ne demandent que ça : les moyens de faire leur travail efficacement, et ils sont certainement plus qualifiés que vous pour le faire.

mardi 20 novembre 2012

Thelma et Louise

Mon billet de la semaine dernière, s'il a attiré plus de visiteurs qu'à l'accoutumée (un grand merci à Zythom pour cela), a vraisemblablement fait l'objet d'un quiproquos. J'avais en effet expliqué longtemps auparavant dans ce billet-ci que je renommerai systématiquement mes étudiants, amis et collègues en employant une convention spécifique, afin de protéger leur identité. Le fait que j'ai employé le prénom « Alice », premier nom de ma liste, n'implique donc pas forcément qu'il faille considérer qu'il s'agisse spécifiquement d'unE étudiantE (et je conserverai volontairement ce point ambigu).
Cette confusion, dont j'espère que les lecteurs m'excuseront, est cependant du coup l'occasion de faire un petit bilan sur la question de la mixité (ou plutôt du manque de mixité) dans les cursus informatiques.

Depuis que j'ai commencé mes études en informatique, à la fin du millénaire dernier, j'ai pu constater que les différentes promotions dont j'ai fait partie comptaient environ 10% de présence féminine. Et de ce que j'ai pu constater depuis que je suis enseignant, cette proportion est plus ou moins stable selon les années.
Outre le fait qu'à 18-20, un age où une grande partie des préoccupations de certain(e)s tourne autour de l'idée de passer d'agréables moments avec des personnes du sexe opposé, le fait de n'avoir dans son entourage scolaire immédiat qu'une poignée de filles a tendance à provoquer une certaine frustration chez certains étudiants (qui a au moins le mérite de les pousser à sortir un peu de leurs ordinateurs et à s'intéresser à ce qui se passe à coté), ce manque de mixité n'est pas lourd de conséquences, autant pédagogiques que sociales.

La première est pour les étudiantes en cours de cursus. Peu nombreuses, parfois très (trop) courtisées (ou chahutées, l'étudiant en informatique n'est pas forcément mieux élevé que le joueur de x-box live standard), elles ne se sentent pas toutes à l'aise dans ce genre d'environnement (d'accord, certaines s'en accommodent très bien et sont très contentes d'avoir toujours sous la main de jeunes hommes prêts à leur réexpliquer un cours ou leur porter leur sac, mais ce n'est pas un cas général). Notre équipe a du coup souvent tendance lors des constitutions de groupes à s'assurer qu'aucune fille ne soit seule dans un groupe autrement exclusivement masculin, mais parfois les situations sont vite compliquées.
La deuxième est pour les étudiants eux-mêmes. Mettant de coté les préoccupations grivoises, le manque de mixité dans les promotions tend à provoquer un entre-soi (ou « syndrome du vestiaire après-match ») qui n'est pas forcément des plus épanouissants quand il devient une norme quotidienne. Deux années à ce régime de blagues vaseuses et de concours de qui a la plus grosse carte graphique peuvent ensuite déboucher sur une certaine forme de machisme, un rapport parfois tendu avec les enseignantes, ou tout du moins sur l'impression que l'informatique est un « métier d'homme » (ce qui justement est d'une idiotie totale, mais les clichés auto-entretenus ont fatalement la vie dure).
La troisième est plus large, et concerne la vision que toutes et tous ont de l'informatique et de ses métiers, et des répercussions de cette image sur les jeunes sortant de lycée. En effet, alors que l'informatique est par définition une discipline intellectuelle, un domaine dans lequel il n'existe aucun raison physico-ergono-morphologique qui rende le travail plus difficile à un sexe qu'à un autre, beaucoup continuent de percevoir cette discipline comme un métier d'hommes, qu'ils soient des admins-bricoleurs toujours accroupis dans leurs machines comme les mécaniciens des années 70, des programmeurs-nerds connaissant des encyclopédies entières de langages n'ayant rien à envier au klingon, ou des décideurs-businessmen en costume aux relents de paternalisme. Ce cliché idiot dissuade probablement une quantité non négligeable de jeunes filles à tenter leur chance dans le milieu, ce qui fatalement, appauvri le milieu en question.
Parce que la deuxième observation que nous pouvons faire, c'est que les filles qui s'engagent s'en sortent plutôt bien. Depuis que je suis enseignant, les promotions dans lesquelles je suis intervenu ont compté plus de filles majors de promotion que ne le voudraient les lois statistiques, et les étudiantes que nous envoyons en entreprise (que ce soit en stage ou par apprentissage) ont généralement d'excellents retours de leurs employeurs, autant sur leur compétence technique que sur leur capacité à s'intégrer en milieu professionnel. Et plus on s'élève dans les strates de niveau universitaire, plus la mixité à tendance à se rétablir (d'ailleurs il y a dans mon équipe d'enseignement, autant de permanents masculins que féminins en informatique). Bien entendu là encore toutes ne réussissent pas aussi bien, et il est très possible que l'on trouve un biais du au fait que potentiellement les seules à tenter l'expérience sont celles qui sont les mieux armées intellectuellement et en termes de tempérament pour réussir dans ce genre de cursus, mais je pense qu'à tout le moins les étudiantes n'ont pas à craindre l'informatique, et que beaucoup gagneraient à s'y intéresser.

C'est pour cela que je pense qu'il faut encourager les lycéennes à s'essayer à l'informatique, ou au moins ne pas les décourager à le faire. Je ne trouve rien de plus triste dans mon métier que de voir de jeunes gens limiter eux-même leurs possibilités à cause des rumeurs et d'images.

Et pour rebondir sur le billet de la semaine dernière : depuis que j'enseigne nous avons en effet envoyé un nombre non négligeable d'étudiantes en école d'ingénieur, et elles s'en sortent généralement sans soucis. Certaines même parfois nous recontactent quelques années plus tard pour venir donner des cours en tant qu'intervenantes professionnelles, une manière d'amorcer un cycle vertueux. Reste à faire circuler l'information aux plus jeunes, dans les collèges et les lycées.

vendredi 16 novembre 2012

Stairway to heaven

On m'a fait remarquer récemment que les billets sur ce blog étaient un peu « râleurs » ou pessimistes. Il est vrai que sa charte graphique n'encourage pas à la gaieté et à la joie de vivre (mais non, je ne ferai pas un blog avec des poneys et de l'amitié, cela reste hors de question). Voici donc du coup en contrepoint un billet un peu plus positif, parce qu'enseigner, c'est quand même chouette.

Je vais donc aujourd'hui vous parler d'Alice. Oui, cette Alice là. Alice est une de mes anciennes étudiantes. Elle a passé 2 ans en DUT. Alice venait d'un baccalauréat technologique, avec des résultats certes pas mauvais mais pas spécialement brillants non plus, et une certaine allergie aux mathématiques, comme en ont beaucoup de jeunes quittant le lycée.

Clairement, avec son dossier en sortie de lycée, Alice n'aurait pas eu accès à une prépa, et même si elle y était allée cela probablement aurait été une tentative gâchée par le rythme et les exigences propres aux classes préparatoires (entre autres en mathématiques, dont on continue trop souvent à faire l'alpha et l’oméga de la sélection dans les formations scientifiques en France). Bref, sans être forcément sombre, son avenir était en partie limité par son orientation subie pendant sa jeunesse et par le fonctionnement de notre système d'enseignement, qui met très tôt les jeunes dans des tubes dont il devient ensuite difficile de sortir.

Mais Alice est venue faire un DUT Informatique, et il s'avère que l'informatique lui a plu, vraiment. Il est d'ailleurs probable que l'informatique lui ai déjà plu avant, mais c'est une passion dure à identifier et valoriser avant d'accéder aux études supérieures, tant cette discipline a encore du mal à trouver sa place dans le secondaire. Toujours est-il que ça a marché pour Alice, qu'elle a eu de bons résultats (même si les mathématiques ne sont pas devenus son fort pour autant), qu'elle a gagné ainsi le soutien des enseignants de l'équipe, qui ont appuyé son dossier de poursuite d'études.

Aujourd'hui Alice est élève ingénieure en informatique, et tient sa place sans difficultés au milieu d'étudiants venus du parcours Bac S + prépa classique. Bien sur elle n'est pas à X ou dans une des grandes grandes écoles les plus réputées. Mais elle sortira bientôt avec un titre d'ingénieur, et tout ce que cela implique dans le marché du travail français. Non seulement parce qu'elle est réellement compétente dans son domaine et a su s'investir dans ses études, mais aussi un peu à un moment parce que nous avons été là pour lui donner une chance, lui mettre le pied à l'étrier, et lui donner la possibilité de réaliser son vrai potentiel.

On mesure souvent la valeur d'un établissement en fonction de son taux de réussite et de la qualité de ses diplômés en sortie. Personnellement j'ai toujours trouvé cette méthode de palmarès peu pertinente. Après tout il est facile en recrutant de très bons étudiants au départ de s'assurer qu'ils soient encore très bons à l'arrivée. Pour moi la vraie plus-value d'un établissement d'enseignement se situe dans le différentiel entre le niveau d'entrée et le niveau de sortie de ses étudiants. Et sur ce différentiel, les IUT ont une carte importante à jouer. Nous ne recrutons pas dans nos promotions le haut du panier, cela fait des années que les bacheliers avec de bons et très bons dossiers partent en classes prépas. Mais ceux que nous formons, et à qui nous donnons une chance, peuvent en profiter pour prendre un véritable élan.

Bien sur il ne faut pas se leurrer, tout le monde ne réussit pas, et l'échec en première année est une de nos préoccupations constantes. Certains découvrent que la discipline ne leur convient pas, préfèrent une autre spécialité, ne s'investissent pas en termes de travail personnel, ou parfois simplement n'arrivent pas à suivre malgré leurs efforts. Nous faisons tout notre possible pour lutter contre cet échec, tout en sachant que la solution reine serait de ne jamais prendre de risque, de n'accepter que ceux dont on sait qu'ils réussiront.
Mais justement, prendre quelques risques, faire un pari sur la réussite d'étudiants au dossier pas toujours brillant au départ, c'est donner une chance à des personnes pour Alice, et c'est à mon sens exactement ce pourquoi nous sommes là.